Alexandre Ducharme, professeur de percussions et spécialiste en musique à l'École Les Mélèzes.
INTRODUCTION
Les moyens utilisés afin de mener une tâche à terme nous poussent parfois à nous remettre en question. Réfléchir sur soi-même nous permet d’avancer en tant qu’individus tout en acquérant de l’expérience, notamment en enseignement. Faire preuve d’analyse réflexive nous aide aussi à mieux encadrer nos élèves (ministère de l’Éducation, 2001, p. 125). C’est d’ailleurs ce qui m’a permis à découvrir le Trommelsafari en 2020. En quoi consiste ce livre exactement? Il s’agit d’un tout nouveau recueil destiné à l’enseignement de la caisse claire pour les débutants, écrit par le batteur autrichien Hermann Aigner (voir figure 1). En ayant fait la traduction française, mon objectif sera d’abord de présenter les origines du projet ainsi qu’un portrait global de la pédagogie percussive d’aujourd’hui. Le tout sera ensuite ponctué d’une description détaillée du TS1 via le livre et l’application tout en établissant des liens précis, quelques-uns des grands enjeux de la pédagogie moderne. À noter que cette traduction a été réalisée en accord avec l’auteur Hermann Aigner.
Figure 1 : Aigner (2018a). Hermann Aigner : Auteur du Trommelsafari. [photo].
MISE EN CONTEXTE2
Avant toute chose, laissez-moi me présenter. Bien que ma carrière d’enseignant commence à peine, j’ai rapidement compris que l’enseignement est un métier où l’immobilisme n’avait pas sa place. S’interroger sur ses pratiques pédagogiques permet de progresser en tant qu’enseignant et de mieux répondre aux besoins des élèves.
Lors de mes premières années en enseignement, ma formation m’a amené à utiliser l’Elementary Snare Drum Studies de Mitchell Peters (1988) ainsi que le Mallet Percussion for Young Beginners de Randall Eyles (1989). Contrairement aux autres instruments tel que le piano par exemple, dont le répertoire s’étire sur plus de 400 ans, le répertoire des percussions est encore à créer à ce jour. Cela dit, depuis quelques années, on constate une hausse fulgurante des publications de méthodes pour percussion. Toutefois, malgré le nombre croissant de recueils, la plupart des ouvrages disponibles sont très peu adaptés pour les enfants du primaire. Nous n’avons qu’à penser à la Méthode de caisse-claire de Jacques Delécluse (2011), le cahier Elementary Snare Drum Studies de Mitchell Peters (1988) ainsi que le Stick Control for the Snare Drummer de George Lawrence Stone (2009). L’approche utilisée dans ces cahiers est difficile d’accès pour les jeunes élèves, car la progression des apprentissages n’est pas adaptée à leur niveau. Le niveau de difficulté est d’ailleurs très élevé dès le départ; ces livres étant très condensés, trop d’informations sont à assimiler en très peu de temps.
Quelques constats ressortent de mes observations des dernières années. Premièrement, les méthodes sont peu ludiques : leur présentation est très neutre, aucun aspect visuel n’est considéré. Les notions sont présentées de manière très magistrale et toujours dans le même format. Déjà qu’il est difficile d’intéresser un enfant à l’apprentissage de la musique, tout est en place pour le rebuter. Ces livres ne tiennent pas compte de la réalité du milieu : chaque élève est différent. Pour ma part, j’ai eu à gérer quelques cas d’élèves avec une dyspraxie motrice. Cette condition implique des lacunes de coordination au niveau moteur dès la naissance chez l’enfant et exige un travail d’adaptation considérable par l’enseignant. Le professeur se doit de décortiquer chaque explication dans les moindres détails. Sachant cela, il peut être difficile pour un professeur de trouver un répertoire adapté en conséquence. Ensuite, la majorité des ouvrages proviennent des États-Unis où l’anglais est omniprésent. Il existe donc une seconde barrière de langue qui rend plus difficile l’appréciation de l’instrument. C'est ici que le Trommelsafari entre en jeu...
TROMMELSAFARI ET LE PLAISIR D’APPRENDRE
Il faut d’abord savoir que le TS n’était disponible qu’en anglais et en allemand. Écrit par Hermann Aigner (2018a), TS propose une nouvelle approche de l’enseignement de la caisse claire. J’en ai fait la découverte durant la pandémie et j’ai tout de suite été captivé par le concept du safari musical, d’où le projet de traduction de 2021 à 2022. Issu de l’allemand, Trommel signifie « tambour » alors que safari conserve le même sens d’une langue à l’autre. Le titre Trommelsafari fait donc référence à un « safari du tambour ». Le titre original a été réutilisé en français afin de conserver l’essence même du projet. Destiné aux percussionnistes débutants, cet ouvrage propose une approche ludique de l’enseignement des percussions par ses dessins d’animaux ainsi que ses couleurs vives (voir figures 2 et 3). Chaque leçon est organisée dans un ordre logique. Nous verrons également plus tard que le TS n’est pas qu’un livre, mais aussi une application.
Figure 2 : Aigner (2018c). Trommelsafari : page couverture. [méthode instrumentale]. p.1.
Figure 3 : Aigner (2018c). Trommelsafari : Écran d’accueil (Version 2.12). [application mobile – iOS].
LE LIVRE : UN OUVRAGE CONSISTANT
Camouflé à travers un safari « musical », le livre permet à l’élève de découvrir les bases de la caisse claire tout au long de son aventure. On y trouve treize étapes (ou chapitres), à travers lesquelles l’élève développera ses aptitudes. Quatre dessins principaux permettent d’y naviguer facilement (voir figure 4).
Figure 4 : Aigner (2018a). Trommelsafari : dessins principaux. [méthode instrumentale], p.3.
Ces illustrations expliquent le type d’exercice que l’élève devra réussir : une pièce instrumentale (singe), un exercice d’écriture (éléphant) ou bien un jeu rythmique (lion). Dans le cas du perroquet, ce dernier explique à l’élève par des mots clairs chaque concept à apprendre. Près de 150 enregistrements audios permettent au professeur d’accompagner l’élève dans son périple. Ces fichiers représentent le cœur même du recueil. L’attrait de ces accompagnements est que la ligne mélodique entendue correspond à ce qui doit être joué. Il est donc plus facile pour l’élève de s’y trouver si jamais il se perd.
LE LANGAGE ANIMAL : UNE INSPIRATION KODALIENNE
Par expérience, l’utilisation d’un vocabulaire musical trop poussé amène des blocages chez les élèves et limite leur niveau de compréhension. Le langage doit donc être ajusté en conséquence, notamment chez les enfants TSA (trouble du spectre de l’autisme) qui accusent parfois certaines lacunes importantes sur le plan communicatif. L’utilisation de la musique permettrait, selon Bolduc et Evrard (2015), de pallier en partie ce problème :
La musique permet de combler certaines lacunes de communication en très bas âge. Le tout passe par l’utilisation de petites comptines et d’animations musicales simples permettant à l’enfant d’intégrer de nouvelles connaissances tout en s’exprimant avec aisance dans l’action (p. 44 à 46).
Toujours dans cette voie, TS propose une approche qui s’inspire des grands principes de la méthode Kodály. Comme le souligne Cabré (2011), cette approche repose sur l’éducation musicale des enfants non seulement par la voix et le chant, mais aussi par les mouvements du corps. L’objectif est d’apprendre la musique par le jeu. Les connaissances musicales transmises sont théorisées à l’enfant uniquement à la fin du processus d’apprentissage. Dans son livre, Aigner (2018a) propose ainsi le langage animal en reprenant le concept des mots « étiquettes ». Il remplace les noms des rythmes et des silences par un vocabulaire propre aux animaux (voir figure 5). Le système Kodály propose que chaque figure rythmique soit nommée de manière chantée en fonction de son appellation (C. Tardif, notes personnelles, hiver 2024). La figure 5 qui suit n’est qu’un échantillon de ce qui est proposé dans le livre. Par l’usage de ces termes, la relation entre le geste, le son et la note à produire devient plus claire pour l’enfant, ce qui aurait des bénéfices majeurs chez les élèves dyslexiques et dyspraxiques. Malgré leurs similitudes, une nette différence sépare les deux systèmes. Elle se traduit dans la manière d’utiliser la langue; le langage animal d’Aigner utilise principalement des mots alors que le système Kodály ne comporte que des syllabes.
Comme le souligne Habib (2019), l’effet d’une éducation musicale axée sur le rythme chez les enfants dyslexiques ne serait que bénéfique à long terme. Ces bénéfices peuvent aussi être élargis à toute autre lacune verbale ou motrice dont la dysphasie ou la dyspraxie. Il a d’ailleurs été démontré qu’une formation musicale d’un an pouvait nettement diminuer la dyslexie chez les enfants (Krauss, Slatter et Tierney, 2013, cité dans Habib, 2019). En effet, les enfants ayant pris part à la formation de Krauss avaient développé de meilleures aptitudes que ceux qui n’avaient fait aucune musique, en particulier dans les exercices rythmiques. Une autre étude (Flaugnacco et al., 2015) sur l’apprentissage du rythme et des arts visuels abonde dans le même sens. Par l’enseignement du rythme et les arts plastiques, les chercheurs ont constaté une amélioration dans la reconnaissance audiovisuelle des sons et la réalisation de productions artistiques diverses à partir de situations données, le tout observable chez près de 83 enfants dyslexiques. Une des difficultés principales des élèves en percussion est la reconnaissance visuelle et sonores des figures de notes et de silence. Le langage animal permettrait donc de corriger, du moins partiellement, certaines lacunes langagières et motrices chez les élèves qui éprouvent ces difficultés à l’instrument.
Un exemple concret est la compréhension de la ronde. Bien qu’elle dure normalement quatre temps, elle fait exception à la caisse claire puisque nous entendons une noire et trois soupirs au lieu de quatre « vrais » temps sonores lors de la frappe. Comme mes élèves sont parfois mêlés, je me dois de leur expliquer la différence entre le son « théorique » et le son réel entendu. Avec le groupe de mots « trompe – d’é – lé – phant » (trompe d’éléphant), l’élève comprend rapidement qu’il doit frapper sur le mot « trompe » tout en restant silencieux sur « d’é-lé-phant ».
Figure 5 : Aigner (2018a). Trommelsafari : langage animal. [méthode instrumentale], p.8.
LA TABLETTE : UNE EFFERVESCENCE GRANDISSANTE
L’utilisation de la tablette numérique dans l’enseignement musical est une nouvelle méthodologie de travail qui a fait son apparition depuis les années 2000. L’engouement des vingt dernières années reposait principalement sur les logiciels de création disponibles, dont GarageBand (Apple, 2004) et fonofone (COSIMU et Daoust, 2019). À l’époque, selon Bouchard-Valentine (2016), très peu d’applications musicales de création étaient conçues dans une intention pédagogique fondée. Il faut savoir que ces logiciels possèdent une interface facile d’approche qui permet à quiconque de s’adonner à la création. (Bouchard-Valentine, 2016). Cette effervescence pour la technologie a amené la création de nombreuses applications dédiées à l’interprétation musicale.
Malgré leur bonne volonté, la valeur pédagogique de ces applications laisse à désirer. Prenons l’exemple de l’application Piano app par Yokee Music (2024). Elle propose à ses utilisateurs de « jouer » du piano sans réellement utiliser un clavier analogique. Aucune partition écrite ne défile sous les yeux de l’utilisateur : il s’agit simplement d’appuyer sur les notes concernées en fonction des pastilles qui défilent à l’écran. Il n’y a aucune rétroaction hormis le pointage obtenu. Comme souligné par Bourg et Batézat-Batellier (2020), la conception de ces types de logiciel est basée sur la formule d’un jeu vidéo dont l’objectif est d’obtenir le meilleur score possible en jouant les notes selon le rythme de la pièce (2019). La théorie musicale est écartée afin de laisser place au côté « instinctif » de l’interprétation, soit la ludification. Une autre application, Simply Piano (Joy Tunes, 2024), se rapproche de TS. Elle propose l’apprentissage du piano avec la lecture de partitions et une rétroaction en direct. Toutefois, les notions théoriques sont peu expliquées et la rétroaction semble peu efficace. L’utilisateur se concentre uniquement sur la mélodie au détriment des autres paramètres musicaux. Finalement, il semble y avoir un faux sentiment de progression à l’instrument; il y a un donc un manque important.
TS n’est pas qu’un livre : il s’agit aussi d’une application! Contrairement aux logiciels précédents, celle-ci se distingue : elle accompagne les élèves pas à pas en expliquant la théorie, sa rétroaction est à la fois rapide et constructive (voir figure 6) et elle permet de réels apprentissages significatifs à l’instrument.
Figure 6 : Aigner (2018b). Trommelsafari : Symboles de rétroaction (Version 2.12). [application mobile – Android].
CONCLUSION
Nous avons pu constater à quel point Trommelsafari est un ouvrage qui, par ses 1001 facettes, a le potentiel d’apporter non seulement un nouveau regard sur l’enseignement des percussions, mais sur l’enseignement de la musique en général. Par un portrait global, nous avons pu découvrir quels ont été les fondements mêmes du projet de traduction. Nous avons présenté le livre et ses composantes dans leur globalité, tout en mettant en lumière le système du langage animal. Il a ensuite été question d’expliquer en quoi le TS avait plusieurs inspirations propres à la méthode Kodály, en plus de démontrer son impact positif chez les élèves en difficultés d’apprentissage. Finalement, une comparaison de l’application avec d’autres logiciels similaires nous a permis de comprendre le réel atout de cet ouvrage et son énorme potentiel sur le plan pédagogique.
Pour terminer, que réserve l’avenir à TS? Il est évident que l’auteur et moi tenons à ce que cet ouvrage rejoigne le plus grand nombre d’enseignants possible. En tant que pédagogue, mon désir le plus cher est que chaque professeur découvre ce livre avec la même fascination que j’ai pu expérimenter lors de ma première lecture.
1 L’acronyme TS sera utilisé pour désigner le livre en question à des fins d’allègements du texte.
2 L’usage du genre masculin sera utilisé uniquement à des fins d’allègements du texte dans le cadre de cet article.
RÉFÉRENCES
Apple (2004). GarageBand (Version 2.3.15) [application mobile – iOS]. App Store. https://apps.apple.com/ca/app/garageband/id408709785
Aigner, H. (2018a). Trommelsafari. Hermann Aigner.
Aigner, H. (2018b). Trommelsafari (Version 2.12) [application mobile – Android]. Google Play Store.
https://play.google.com/store/apps/details?id=com.kolmich.trommelsafari&hl=en_CA
Aigner, H. (2018c). Trommelsafari (Version 2.12) [application mobile – iOS]. App Store. https://apps.apple.com/ca/app/trommelsafari/id1445669049
Bolduc, J. et Evrard, M. (2015). Développer le langage oral par des activités musicales chez des enfants avec TSA d’âge préscolaire. Langage et pratiques, 56, 43-49. https://www.mus-alpha.com/upload/LP56EvrardEtBolduc.pdf
Bouchard-Valentine, V. (2016). fonofone pour iPad et iPhone : Cadrage historique et curriculaire d’une application québécoise conçue pour la création sonore en milieu scolaire. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 17(1), 11‑24. https://doi.org/10.7202/1044666ar
Bourg, A. , et Batézat-Batellier, P. (2020). Tablette tactile et pédagogie du piano : Étude de cas du développement d’une application. Distance et médiation des savoirs, 32, 1058-1064. https://hal.sorbonne-universite.fr/hal-04042148
Cabré, C. (2011). L’éveil musical : comment et pourquoi apprendre la musique quand on ne sait pas lire? [mémoire de maîtrise, Université d’Orléans]. DUMAS. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00639177
COSIMU et Daoust, Y. (2019). Fonofone : création sonore (Version 1.2.8) [application mobile – iOS]. App Store. https://apps.apple.com/ca/app/fonofone-création-sonore/id1117038751?l=fr-CA
Delécluse, J. (2011). Méthode de caisse-claire. [Méthode instrumentale]. Éditions Musicales Alphonse Leduc. (1969)
Eyles, R. (1989). Mallet Percussion for Young Beginners. [méthode instrumentale]. Meredith Music Publications. (1989)
Flaugnacco, E., Lopez, L., Terribili, C., Montico, M., Zoia, S. et Schön, D. (2015). Music training increases phonological awareness and reading skills in developmental dyslexia: a randomized control trial. Plos One, 10(9). 1-17. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0138715
Habib, M. (2019). La musique à l’école : son impact neurologique. Dans Bidal-Loton, M. et al., Bienfaits de la musique à l’école : une expérience Européenne (p. 31 à 52). Universitätsverlag Potsdam.
Ministère de l’Éducation. (2006). Programme de formation de l’école québécoise : éducation préscolaire, enseignement primaire. Gouvernement du Québec, Ministère de l’Éducation.
Joy Tunes. (2024), Simply Piano (Version 9.5.24) [application mobile - iOS]. App Store.
https://apps.apple.com/us/app/simply-piano-learn-piano-fast/id1019442026
Peters, M. (1988). Elementary Snare Drum Studies. [méthode instrumentale]. Mitchell Peters.
Stone, G. L. (2009, [1935]). Stick Control for the Snare Drummer. [méthode instrumentale]. Alfred Publishing.
Yokee Music (2024). Piano app by Yokee (Version 1.2.15) [application mobile - iOS]. App Store.
https://apps.apple.com/us/app/piano-app-by-yokee/id890740165
BIOGRAPHIE
Alexandre Ducharme est enseignant de percussion, de clarinette et de trompette à l’École Les Mélèzes et à l’École de musique Fernand-Lindsay à Joliette. Diplômé de l’Université de Montréal à la maitrise en interprétation, il étudie maintenant à la maîtrise en enseignement des arts à l’UQAM. Que ce soit en tant que musicien, fabricant de baguettes ou professeur, toutes les occasions sont bonnes pour partager sa passion de la musique. Il est d’ailleurs le traducteur de la version française de Trommelsafari.