
Alexandre Savard est ostéopathe (D.O.) et possède un baccalauréat en interprétation du piano de l’Université de Montréal.

Vincent Verfaille est ostéopathe (D.O.) et chargé de cours à la faculté de musique de l’Université de Montréal. Il est également titulaire d’un Ph. D. en acoustique, traitement du signal et informatique appliqués à la musique.
Le premier instrument du musicien, c’est… lui-même! Celui-ci doit répondre à de nombreux défis (aussi bien physiques que mentaux) qui sont propres à la maîtrise de son art. Par une volonté commune de transmettre les connaissances scientifiques du domaine et des méthodes pour aider le musicien à s’épanouir dans sa pratique, Morgane Bertacco, Vincent Verfaille et leurs invités vous proposeront régulièrement des articles pour vous outiller dans la prise en charge de la santé du musicien. Pour les contacter : info@santedesmusiciens.org. Bonne lecture!
Aujourd’hui, Alexandre Savard nous fait découvrir une approche dont la philosophie et la gamme d’outils permettent au musicien d’atteindre un meilleur état de santé physique : la cartographie corporelle (ou Body Mapping).
Introduction
En ce qui a trait à sa mobilité, le corps humain est un outil extrêmement complexe. Malgré cela, son utilisation ne requiert pas a priori de mode d’emploi : le cerveau a été forgé par des millions d’années d’évolution en vue de nous permettre de contrôler notre posture et nos mouvements, sans même avoir à fournir d’efforts intellectuels conscients pour exécuter ces actions, après un apprentissage résultant de nombreuses répétitions : un geste appris peut ensuite être répété en même temps qu’on songe à tout autre chose ! Toutefois, plusieurs domaines mobilisant des tâches motrices particulièrement difficiles (à l’instar de l’exécution instrumentale) se sont enrichis d’un répertoire de concepts pouvant sensément accélérer ou faciliter leur apprentissage.
Plusieurs de ces concepts réfèrent à la façon d’employer le corps. Au piano, l’idée d’employer « le poids de tout le bras » en est un exemple (Matthay, 2016). Ces idées ont en général au moins le mérite d’avoir été employées par des musiciens qui en ont retiré un certain succès, à un moment ou à un autre de leur carrière ou dans leur enseignement. Mais les concepts transmis peuvent parfois être mal interprétés ou carrément surinterprétés (et donc mal appliqués), en raison d’une volonté de respecter l’enseignement du maitre au-delà de ce qui est confortable ou naturel pour l’étudiant (Johnson, 2009). Une compréhension juste de la biomécanique du corps peut alors aider à rectifier la mauvaise application de certains de ces concepts et pourra peut-être même convaincre un musicien d’expérience que son interprétation d’une idée reçue, quoi que potentiellement tout à fait valable dans son essence, mériterait dans la pratique un ajustement (Johnson, 2009).
Cet apprentissage de la connaissance juste de la biomécanique du corps est la pierre d’achoppement de l’approche appelée Body Mapping, ou cartographie mentale (traduction libre). Fondée vers la fin des années 1990 par des enseignants de la technique Alexander, l’approche tire son nom (anglais) du fait que nous avons tous une certaine représentation inconsciente internalisée de la façon normale d’employer notre corps pour effectuer nos mouvements (Johnson, 2009).
Cette représentation se situe dans la carte corporelle (ou Body Map), soit un ensemble de connexions neuronales situé dans notre système nerveux central. Une partie au moins de l’emplacement de ces réseaux de connexions a clairement été identifiée par des chercheurs dès les années 1930 (Penfield & Boldrey, 1937). La figure 1 illustre cette partie qui a été effectivement cartographiée, située au niveau du cortex moteur primaire (une zone formant une couronne au-dessus et au centre de votre cerveau). En modifiant la façon dont on effectue un geste, on modifie les connexions entre ces neurones, et on modifie donc également la carte corporelle associée. L’acte de modification consciente de la carte corporelle (Body Map), c’est la cartographie corporelle ou Body Mapping (Johnson, 2009).
Figure 1. Représentation des parties du corps et de leurs mouvements
(Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sensory_Homunculus-ru.svg)
Tout geste et toute posture s’appuieraient donc sur cette carte corporelle neurologique. Or, il arrive que cette carte soit en partie erronée. Quels sont alors les moyens dont on dispose pour modifier cette carte? Pour l’apprentissage initial des mouvements les plus usuels (par exemple, la démarche), on peut imaginer que le simple processus d’essais-erreurs suffira. Mais pour les mouvements plus sophistiqués et particuliers à notre culture, tels que ceux impliqués dans l’exécution instrumentale, ou pour la modification de mouvements déjà appris, on recourra alors à d’autres moyens.
Un premier moyen est l’un des plus vieux qui soit : l’imitation. Avez-vous déjà remarqué comment votre jeu à l’instrument pouvait se retrouver profondément changé du simple fait d’avoir regardé une vidéo d’un vieux maitre à l’œuvre (Gallwey, 1997)? Ce transfert de connaissances peut ainsi se réaliser de façon inconsciente, simplement par exposition, et fait probablement appel à des mécanismes s’appuyant sur les neurones miroirs pour nous permettre de facilement appréhender ce que l’on observe en activant les mêmes zones et circuits neuronaux en nous (Molenberghs et coll., 2009). Une autre façon d’apprendre est par le biais de concepts transmis par les mots d’un enseignant ou d’un livre. Mais ces connaissances et ces exemples s’appuient-ils sur le fonctionnement optimal du corps? Pas nécessairement. Et c’est à ce moment qu’une connaissance de la biomécanique pourrait nous servir.
Illustration d’une application du concept de cartographie corporelle
Illustrons une façon de s’appuyer sur une connaissance biomécanique pour corriger la carte corporelle par un exemple que je retrouve souvent dans ma pratique clinique comme ostéopathe, autant chez les musiciens que les non-musiciens. Mon patient est assis sur sa chaise, où il a répondu à mes questions lors de l’entrevue initiale. L’entrevue terminée, je lui demande de se lever pour passer à l’étape suivante de la séance (soit l’évaluation debout). Bien qu’il ne le sache peut-être pas, j’étudie déjà sa façon de se pencher en avant (en anatomie, on parle alors de la flexion antérieure du tronc), avant de se mettre debout.
Chez beaucoup de gens, particulièrement ceux exprimant des problèmes de dos, j’observe un arrondissement excessif de la colonne (une cyphose thoracique augmentée, et une lordose lombaire diminuée) au moment du transfert de poids vers l’avant (voir figure 2A). Pourquoi arrondir autant le dos, alors qu’il suffirait de fléchir davantage à l’endroit des articulations des hanches, ce qui permettrait au dos de rester relativement droit pendant le transfert de leur poids vers leurs pieds (figure 2B)? La conception inconsciente et automatique que mes patients ont de la flexion antérieure du tronc est ainsi peu efficace : ils surutilisent l’amplitude disponible dans le dos, et sous-utilisent l’amplitude offerte par les hanches en relation avec le bassin qui bascule vers l’avant. À noter que cet excès de flexion pourrait de surcroit favoriser une compression des nerfs qui émanent des vertèbres lombaires et contribuer à plusieurs maux de dos (McGill & Stuart, 2017).
La littérature concernant la biomécanique des articulations impliquées révèle en effet que les courbures lombaires et thoraciques combinées nous permettent globalement une amplitude de flexion active maximale de 105 degrés, tandis que celle de la hanche nous offre jusqu’à 120 degrés (Magee, 2014).
À partir de la grille d’analyse employée par la cartographie corporelle, je pourrais ainsi dire de mes patients qui utilisent davantage leur dos que leurs hanches (dans le cadre de la flexion antérieure) que leur carte corporelle pour cette action est erronée et sous-optimale (elle utilise leurs ressources de manière moins efficace et est plus à risque de douleur ou de blessures).
Une rééducation très simple, prenant souvent moins de 5 minutes, est alors effectuée comme suit : j’expose d’abord la théorie concernant le mouvement, en démontrant l’anatomie articulaire pertinente au mouvement, puis j’effectue une démonstration d’une façon erronée de faire le mouvement (figure 2A) suivie de la démonstration d’une façon correcte (figure 2B) de le faire. Le patient imite ensuite mon mouvement et j’évalue son exécution. Si le patient a de la difficulté à reproduire un mouvement correct, un miroir peut être employé afin de lui permettre d’objectiver ce qu’il fait grâce à ce retour visuel et externe; je pourrai également employer mes mains pour guider la gestuelle au besoin, jusqu’à l’obtention d’une version harmonieuse de la flexion antérieure.
J’essaie également d’attirer l’attention du sujet sur le changement de sensation interne impliqué par le mouvement corrigé (Johnson, 2009). Une révision à la séance suivante suffit normalement pour maintenir une amélioration significative à plus long terme : la répétition du geste correct modifie éventuellement la carte corporelle de la flexion antérieure, qui devient plus juste de façon automatique.
Un exemple d’application est donné par le chiropraticien Marc Drolet, de la clinique du dos, dans cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=NHCzIc_x-_Q
Application spécifique aux musiciens
Pour de nombreux musiciens, la flexion antérieure du tronc est très usitée : on n’a qu’à songer aux pianistes qui s’avancent vers l’avant lors de mouvements contraires des mains vers les parties extrêmes du clavier, ou aux violonistes qui souhaitent par ce geste marquer une note particulièrement puissante au sommet d’une phrase. Rappelons que chaque mouvement erroné répété a le potentiel d’irriter un peu davantage la musculature surutilisée et les nerfs traversant les régions concernées (McGill, 2017).
De ma propre expérience, le fameux « contrôle du poids » tant recherché par les pianistes et bien expliqué par Matthay (2016), sera bonifié par une prise de conscience de ce fonctionnement optimal des hanches, du bassin et du dos. Toutes les articulations peuvent être mises à profit dans des proportions d’amplitudes différentes, mais dans des combinaisons toujours respectueuses de la structure et du fonctionnement du corps. La quantité de poids envoyée aux bras selon le résultat sonore souhaité pourra être modulée de façon toujours plus fine, selon les inspirations créatives du musicien.
Autres considérations à propos du concept
La question se pose : comment en venons-nous ainsi à mal cartographier le fonctionnement de nos articulations? Les enfants ne présentent pas ce type de mouvements erronés, après tout (Mark, 2004). Le mode de vie sédentaire est une explication probable de la dégradation dans la façon d’employer nos articulations, façon qui s’ancre dans nos réseaux de neurones avec le temps. Si l’hypothèse voulant qu’une mauvaise utilisation du dos, telle qu’illustrée en figure 2A-B, puisse mener à des douleurs est juste, alors la littérature scientifique pourrait effectivement supporter cette association de façon indirecte, comme c’est le cas dans une méta-analyse récente qui regroupe 27 études liant les maux de dos et la sédentarité (Baradaran Mahdavi et coll., 2021).
Et qu’en est-il de la nécessité de la compréhension théorique du corps? Face à l’approche de cartographie corporelle, plusieurs argumenterons que la plupart des plus grands maitres musiciens ne connaissaient presque rien de l’anatomie et de la biomécanique de leur corps, du moins pas à un niveau intellectuel théorique. Ici, à la fois Mark (2004) et Johnson (2009), auteur des ouvrages de la cartographie corporelle dédiés aux pianistes et violonistes, insistent : l’étude seule des concepts sans leur application pratique ne servira à rien. Elle peut être utile pour justifier les idées mises de l’avant, mais n’est pas obligatoire pour développer une carte corporelle correcte.
Conclusion
Cet article d’introduction présente un seul exemple de l’application de cette approche. Notez que chaque ouvrage produit par les enseignants de la cartographie corporelle regorge de principes et de cas pour nous aider à corriger chaque usage erroné typique, et ce, pour toutes les articulations du corps. L’exemple donné ici correspond à celui qui a peut-être produit les meilleurs résultats dans l’expérience de l’auteur et de plusieurs de ses patients en clinique.
Sachez également que la communauté de l’enseignement de la cartographie corporelle est extrêmement vibrante : c’est un monde à découvrir! Leur site web (http://www.bodymap.org) répertorie déjà plus d’une vingtaine d’ouvrages sur cette méthode, chaque ouvrage étant normalement consacré à un instrument particulier. Le site propose également un répertoire d’enseignants certifiés pour enseigner la méthode (plus d’une centaine), dont une hautboïste active à Montréal, Dana Boyd.
Bibliographie
Baradaran Mahdavi, S., Riahi, R., Vahdatpour, B., et Kelishadi, R. (2021). Association between sedentary behavior and low back pain; A systematic review and meta-analysis. Health Promotion Perspectives, 11(4), 393‑410. https://doi.org/10.34172/hpp.2021.50
Gallwey, W. T. (1997). The inner game of tennis (éd révisée). Random House.
Johnson, J. (2009). What every violinist needs to know about the body. GIA.
Magee, D. J. (2014). Orthopedic physical assessment (6e éd.). Elsevier.
Mark, T. (2004). What every pianist needs to know about the body. GIA.
Matthay, T. (2016). Visible and invisible in piano technique: A digest. Read Books.
McGill, S. (2017, 18 avril). Stuart McGill - No such thing as non-specific back pain. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=IyGaKuSzD_M
Molenberghs, P., Cunnington, R., et Mattingley, J. B. (2009). Is the mirror neuron system involved in imitation? A short review and meta-analysis. Neuroscience and Biobehavioral Reviews, 33(7), 975‑980. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2009.03.010
Penfield, W., et Boldrey, E. (1937). Somatic motor and sensory representation in the cerebral cortex of man as studied by electrical stimulation. Brain, 60(4), 389‑443. https://doi.org/10.1093/brain/60.4.389
Biographie
Alexandre Savard est ostéopathe (D.O.) et titulaire d’un baccalauréat en interprétation (piano) de l’Université de Montréal; il joue également du violon comme instrument second. Les sujets de la santé du musicien et de la santé en général le passionnent depuis presque quinze ans maintenant, et il s’est intéressé à de nombreuses approches sur ce sujet. Comme ostéopathe, il collabore régulièrement avec des musiciens.
Vincent Verfaille est osthéopathe (D.O.) et chargé de cours à la faculté de musique de l’Université de Montréal, où il enseigne la santé corporelle des musicien·ne·s (un cours qu’il a créé en 2013), et l’acoustique des instruments de musique et de la voix chantée. Ingénieur en mathématiques appliquées (1997) puis docteur en technologies de la musique (2003), il s'intéresse au fonctionnement du corps humain et accompagne les musicien·ne·s dans leur quête de santé et de performance.