
Catherine Tardif, chargée de cours (UQAM et UdeM), enseignante spécialiste en musique (CSSMV) et doctorante en sciences de l’éducation (UdeM).
À quatre ans, lorsque Mia répondait à la question « Qui es-tu ? », elle se décrivait comme une fille aux cheveux bruns qui aime la crème glacée et dont l’animal préféré est le cheval. Trois ans plus tard, à la même question, elle mentionne aussi ses compétences en mathématiques, son sens de l’humour et son énergie.
Introduction
Ce que Mia décrit en répondant à la question, ce sont les perceptions qu’elle a d’elle-même dans différents contextes. C’est ce qu’on appelle le concept de soi (Bouchard, 2022). À travers cette réflexion, Mia tente de faire l’évaluation de différents aspects qu’elle reconnait chez elle : ses caractéristiques, ses habiletés, ses attitudes et ses valeurs (Beck, 2007; Martinot, 2001). Si, vers quatre ans, la description qu’elle faisait était très sommaire, avec l’âge, elle deviendra de plus en plus habile à se décrire de manière abstraite et à poser un regard critique envers elle-même (Orth et al., 2021).
Qu’est-ce que l’estime de soi ?
Cette façon de se percevoir, d’évaluer ses caractéristiques et de se décrire correspond à la dimension évaluative du concept de soi : l’estime de soi (Papalia et Martorell, 2018). On peut définir l’estime de soi comme « un jugement global porté sur soi ou encore [de] la valeur qu’une personne s’accorde à elle-même » (Bouchard, 2022, p. 87). Pour les enfants d’âge primaire, cette évaluation s’organise autour de six domaines : 1) les habiletés et les comportements scolaires; 2) les caractéristiques athlétiques ou sportives; 3) l’apparence physique; 4) l’acceptation sociale; 5) le comportement ou la conduite globale; et 6) le sentiment d’efficacité personnel général (Orth et al., 2021).
Il vaut de noter que tous les domaines n’ont pas la même importance. Chaque enfant attribuera, de façon plus ou moins consciente, un degré d’importance propre à chacun des domaines. Il reste que trois domaines influencent davantage l’estime de soi globale : l’apparence physique, les habiletés et les comportements scolaires ainsi que l’acceptation sociale (Orth et coll., 2021). Ainsi, si Mia rapporte avoir beaucoup d’ami(e)s et de la facilité à s’en faire, le fait de ne pas avoir de grandes habiletés sportives pourrait ne pas affecter son estime de soi globale. L’estime de soi se décrit aussi comme l’écart entre le soi réel et le soi idéalisé (Harter, 1990; 2012). Selon ce point de vue, plus l’écart entre les deux est réduit, plus l’estime de soi est haute.
Pourquoi l’estime de soi est-elle importante en contexte scolaire ?
L’estime de soi s’avère un levier essentiel en contexte scolaire. Des recherches ont démontré que plus les élèves ont une estime de soi élevée, plus ils évaluent positivement leur bienêtre (Jacquin, 2023). L’estime de soi pourrait aussi contribuer à prévenir les comportements violents en milieu scolaire car elle favorise des relations interpersonnelles plus harmonieuses et une meilleure gestion des conflits (Castro-Sánchez et al., 2019). Enfin, l’estime de soi joue un rôle central dans la motivation et la persévérance scolaire. Cela s’explique peut-être par le fait qu’une estime de soi positive permet d’adopter les comportements appropriés pour faire face aux tâches scolaires et aux difficultés, soutenant ainsi la réussite et la persévérance scolaires de l’élève (Chopin et Tréguier, 2023). Certaines pratiques pédagogiques comme l’autorégulation peuvent favoriser le développement de compétences, lesquelles sont étroitement liées à une estime de soi positive et à un engagement scolaire accru. (Rodríguez et al., 2022).
Les liens entre estime de soi et motivation ont aussi été étudiés en contexte d’apprentissage musical. Les élèves qui valorisent l’apprentissage plutôt que la performance musicale développent un concept de soi musical plus positif qui les incite à persévérer dans leur apprentissage, même lorsqu’ils font face à des défis (Janurik et al., 2023).
L’éducation musicale et l’estime de soi des élèves : un potentiel à exploiter
L’éducation musicale peut jouer un rôle important dans le développement de l’estime de soi chez les élèves du primaire (Welsh, 2021). Une étude de Costa-Giomi (2004) réalisée auprès de 117 enfants a observé que les élèves de quatrième année du primaire qui ont suivi des leçons individuelles de piano pendant trois ans, comparés à ceux du groupe qui n’en avaient pas suivi, ont amélioré leur perception d’eux-mêmes. En contexte scolaire, des cours de musique supplémentaires pourraient permettre de prévenir la baisse d’estime de soi habituellement observée au premier cycle du primaire (Orth et al., 2018; Sun, 2022). En effet, l’estime de soi des élèves de l’éducation préscolaire et de troisième année qui ont suivi des leçons de musique supplémentaires est restée la même deux ans plus tard, alors que l’estime de soi de leurs pairs, qui n’avaient pas pris ces leçons, a diminué (Rickard et coll., 2013). En outre, des activités comme le chant traditionnel et l’improvisation, intégrées à un programme musical auprès d’élèves issu(e)s de milieux défavorisés, pourraient entrainer des effets positifs sur leur estime de soi, en particulier sur le domaine cognitif (Zapata et Hargreaves, 2018).
Il vaut de noter que l’effet des activités musicales pourrait varier selon leur nature. Les résultats observés pourraient notamment s’expliquer par le fait que ces activités offrent un espace propice à l’épanouissement personnel, au développement d’un sentiment de communauté et à un sentiment d’accomplissement partagé (Welsh, 2021). Cela met en lumière la nécessité de concevoir des programmes de qualité et d’adopter des pratiques adaptées aux besoins des élèves, afin d’en maximiser les retombées positives. Outre les programmes musicaux, le soutien du personnel enseignant est identifié comme un facteur clé pour renforcer l’estime de soi des élèves et améliorer leur bienêtre (Hoferichter et al., 2021). Le personnel scolaire et la qualité des interventions jouent donc aussi un rôle crucial dans le développement d’une estime de soi positive.
Comment favoriser une estime de soi positive en classe de musique ?
Cette section propose trois pistes principales pour favoriser une estime de soi positive en classe de musique : soutenir une mentalité de croissance, encourager le développement de relations positives en classe et mettre en valeur les succès des élèves.
Soutenir une mentalité de croissance
Selon Dweck (2016), valoriser les efforts des élèves, même lorsque les résultats ne sont pas parfaits, contribue au développement d’une mentalité de croissance. En éducation musicale, si les élèves reconnaissent parfois l’effort nécessaire pour apprendre et réussir, plusieurs associent également la réussite au fait d’avoir des compétences musicales innées (Shouldice, 2020). Il semble ainsi que de développer une mentalité de croissance soit une tâche qui exige un certain temps. Pour y parvenir, Shouldice (2020) propose des pistes, comme d’offrir aux élèves la possibilité de progresser à leur rythme en leur permettant de se fixer des objectifs personnels réalistes et atteignables. Les formes d’évaluation utilisées pourraient aussi contribuer à souligner que la compétence se développe dans le travail (Galand, 2016). Pour des exemples en ce qui concerne l’évaluation, voir l’article de Girouard-Gagné et Tardif (2024) dans la dernière édition de la revue.
Enfin, il vaut aussi de se questionner sur le rapport à l’erreur qui est véhiculé dans la classe. Il est important de normaliser les erreurs et de les considérer comme non seulement une partie intégrante du processus d’apprentissage, mais aussi comme un aspect musical structurel (Grivet Bonzon, 2020). Il peut être intéressant de souligner les apprentissages qui découlent des erreurs ainsi que l’information que peut révéler l’erreur. Ne pas parvenir à jouer au même rythme que ses pairs indique peut-être une difficulté motrice, une hésitation par rapport à un doigté ou encore une mauvaise conception de la durée d’une des notes. Il devient donc plus facile d’identifier le moyen approprié de poursuivre ses apprentissages. Les activités d’improvisation en classe, quant à elles, peuvent servir à apprivoiser l’idée que l’erreur peut agir à titre d’élément structurant d’une œuvre, proposant de nouvelles idées à explorer (Grivet Bonzon, 2020).
Encourager le développement de relations positives en classe
Le développement de relations positives en classe touche à la fois la relation entre la personne enseignante et l’élève, et les relations qu’entretiennent les élèves entre eux. La qualité de ces relations influence le développement global de l’enfant, dont le développement de l’estime de soi, puisqu’elle se lie au sentiment de sécurité et à la confiance en ses capacités (Bouchard, 2022). D’une part, certaines pratiques peuvent contribuer au développement d’une relation positive entre la personne enseignante et ses élèves. Dans son livre sur la gestion de classe, Gaudreau (2024) propose aux personnes enseignantes plusieurs stratégies : établir des contacts visuels avec les élèves, apprendre leurs prénoms, prévoir des moments d’échange avec eux, se dévoiler aux élèves pour qu’ils apprennent à connaitre la personne enseignante, avoir des attentes élevées, mais réalistes envers les élèves, etc.
D’autre part, enseigner les comportements sociaux, mettre en place des routines de type « rituel » et mettre en place des activités collaboratives en classe pourrait encourager les relations positives entre les élèves (Gaudreau, 2024). Les routines en classe de musique peuvent prendre la forme de questions rythmiques que les élèves doivent compléter ou imiter, d’une phrase chantée pour signaler le début ou la fin de différentes activités ou encore d’une mascotte ou d’un objet qui joue un rôle dans un moment précis du cours, par exemple pour célébrer une réussite collective. Enfin, Shouldice (2020) met en avant l’importance de créer un environnement où les élèves se sentent entendus, notamment en leur permettant de donner des retours constructifs et bienveillants sur les performances de leurs pairs afin d’encourager l’écoute active et l’empathie.
Mettre en valeur les succès des élèves
Créer des opportunités pour partager les réussites des élèves pourrait permettre de soutenir une estime de soi positive. Pour ce faire, Shouldice (2020) recommande de reconnaitre publiquement les efforts et les progrès, pas uniquement les grandes réussites. Les accomplissements individuels et collectifs sont tout aussi importants. La synthèse des cours en fin de période est un excellent moment pour le faire. On peut, par exemple, résumer les nouveaux apprentissages du jour et en profiter pour demander aux élèves quelles stratégies ils ont employé pour y parvenir. Concrètement, la personne enseignante pourrait mentionner à ses élèves : « Je vous félicite ! Aujourd’hui, nous avons réussi à superposer nos ostinatos et la mélodie chantée. C’était la deuxième semaine que nous y travaillions. La semaine dernière, nous arrivions à maintenir le rythme pendant le chant, mais nous perdions parfois la pulsation. Pouvez-vous me dire ce que nous avons fait de différent aujourd’hui pour y arriver ? ». Enfin, attendu que « les élèves sont sensibles à la perception de leurs compétences qu’ont parents, pairs et enseignants » (Galand, 2016), il pourrait être intéressant d’identifier des moyens de partager les succès des élèves avec les parents ou les membres du personnel de l’école. Pourquoi ne pas inviter la personne titulaire à venir assister aux dix dernières minutes du cours pour une courte prestation ou démonstration ? Cela peut prendre la forme d’un exercice, d’un jeu ou d’une pièce : pourvu qu’il s’agisse d’un succès. Les réussites se cachent parfois dans de petites choses simples.
Conclusion
Le développement d’une estime de soi positive chez les élèves est un élément important pour favoriser leur bienêtre, leur motivation et leur persévérance scolaire. L’éducation musicale peut être un levier intéressant, mais les pratiques pédagogiques déployées sont particulièrement importantes pour en tirer plein profit. Une identification soigneuse des stratégies adaptées aux contextes et aux besoins des élèves permettra de soutenir activement leur estime de soi. Dans cet article, trois pistes ont été proposées. Quelles pratiques sont déjà en place dans votre classe ? Lesquelles pourriez-vous mettre en place dès aujourd’hui pour soutenir le développement d’une estime de soi positive chez vos élèves ?
RÉFÉRENCES
Bouchard, C. (2022). Le développement global de l’enfant de 6 à 12 ans en contextes éducatifs (2e édition). Les Presses de l’Université du Québec. https://canadacommons.ca/artifacts/1882146/le-developpement-global-de-lenfant-de-6-a-12-ans-en-contextes-educatifs
Castro-Sánchez, M., Zurita-Ortega, F., Ruiz, G. R.-R. et Chacón-Cuberos, R. (2019). Explanatory model of violent behaviours, self-concept and empathy in schoolchildren. Structural equations analysis. PLOS ONE, 14(8), e0217899. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0217899
Chopin, M. et Tréguier, Y. (2023). La question de l’estime de soi des élèves : rôle de l’école et pratiques enseignantes [mémoire, Nantes université]. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-04412788v1
Costa-Giomi, E. (2004). Effects of three years of piano instruction on children’s academic achievement, school performance and self-esteem. Psychology of Music, 32(2), 139‑152. https://doi.org/10.1177/0305735604041491
Dweck, C. S. (2016). Mindset: The new psychology of success. Random house.
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Girouard-Gagné, M. et Tardif, C. (2024). La voix du primaire : Considérer les forces et les défis de l’élève pour évaluer en musique : l’apport de l’évaluation inclusive, Musique et pédagogie : La revue Fameq à la une, 39(1). https://www.fameq.org/fr/page-detail/considerer-les-forces-et-les-defis-de-leleve-pour-evaluer-en-musique-lapport-de-levaluation-inclusive
Grivet Bonzon, C. (2020). Du rapport à l’erreur et à la vérité dans l’enseignement/apprentissage de l’improvisation au clavier : le cas de la séance initiale d’une master class : Raisons éducatives, 24(1), 149‑175. https://doi.org/10.3917/raised.024.0149
Hoferichter, F., Kulakow, S. et Hufenbach, M. C. (2021). Support from parents, peers, and teachers is differently associated with middle school students’ well-being. Frontiers in Psychology, 12, 758226. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.758226
Jacquin, J. (2023). Le bienêtre des enfants de 5 à 7 ans à l’école : évolution et relations avec le processus d’adaptation scolaire [thèse de doctorat]. Nantes université.
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Rodríguez, S., González-Suárez, R., Vieites, T., Piñeiro, I. et Díaz-Freire, F. M. (2022). Self-regulation and students well-being: A systematic review 2010–2020. Sustainability, 14(4), 2346. https://doi.org/10.3390/su14042346
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