Il existe de nombreuses pratiques, pédagogies, méthodes et approches en enseignement de la musique. Plusieurs de nos programmes, en particulier à la fin du primaire et au secondaire, mettent un accent sur l’apprentissage d’un instrument et la participation à des ensembles comme l’orchestre d’harmonie, l’orchestre symphonique, l’ensemble de guitares, les combos et les ensembles de percussions. Qu’en est-il de la place des méthodes actives inspirées des grands pédagogues tels Dalcroze, Orff, Suzuki et Kodály dans l’enseignement de la musique instrumentale ? Bien que celles-ci soient utilisées dans plusieurs parties du monde avec les enfants plus jeunes, peuvent-elles être pertinentes avec des adolescents qui apprennent à jouer d’un instrument? Plus particulièrement, comment peut-on intégrer les principes de la pédagogie développée par Zoltán Kodály et ses collègues à la réalité des ensembles instrumentaux?
LA PLACE DE LA MUSIQUE INSTRUMENTALE DANS LA PÉDAGOGIE KODÁLY
Un des principes de base de la pédagogie Kodály est de considérer la voix humaine comme un instrument clé et donc d’encourager un apprentissage musical qui commence par le chant. Cette vision est ainsi fondée sur le travail vocal comme l’élément crucial menant au développement de l’oreille interne (Howard, 1996). Kodály affirmait que « les pièces que vous jouez ne doivent pas être uniquement dans vos dix doigts : vous devez également être capable de les fredonner sans piano. Entrainer votre imagination jusqu’à ce que vous soyez capable de retenir non seulement la mélodie, mais aussi l’harmonie qui y correspond » (cité dans Cuskelly, 2009, p. 26). Ces remarques indiquent l’importance de développer l’oreille interne et le ressenti de la musique dans l’interprétation à l’instrument (Cuskelly, 2009).
Bien que Kodály ait affirmé que le chant doit être l’instrument principal de l’apprenant, il a aussi souligné l’importance des activités menées dans le domaine de l’éducation musicale instrumentale (Wallace, 1996). En fait, il n’était pas opposé à la formation instrumentale. Cependant, il croyait que le chant devait précéder et accompagner celle-ci (Sindelar, 1989). Sous cet angle, il est clair qu’une relation peut exister entre cette pédagogie et l’éducation instrumentale.
Différents auteurs se sont intéressés à l’intégration des idées de la pédagogie kodalienne à l’enseignement de la musique instrumentale collective (Cavanaugh, 2015; Dhillon, 2018, Dillahunt, 2004; Gülle et al., 2021; Howard, 1996; Jaquette, 1995; Turpin, 1986; Wallace, 1996). La majorité de ces auteurs en arrivent à une même conclusion : les concepts de base de cette approche sont transférables et applicables à l’apprentissage de la musique instrumentale. Ceux-ci se résument en quatre points cruciaux :
- Utiliser une approche qui va du son à la notation, plutôt que de la notation vers la production sonore à l’instrument.
- Utiliser le chant pour guider l’oreille lors du jeu à l’instrument
- Favoriser le développement de l’écoute.
- Utiliser les outils pédagogiques typiques à la pédagogie Kodály: la solmisation relative, les syllabes rythmiques, les mélodies traditionnelles et une séquence pédagogique structurée.
L'ORCHESTE D'HARMONIE
Un des ensembles instrumentaux grandement répandus dans nos écoles est sans conteste l’orchestre d’harmonie. Deux auteurs ont développé des approches concrètes dont une méthode publiée, pour l’utilisation des principes de la pédagogie Kodály avec orchestre d’harmonie (Jaquette, 1995; Blenkin et Drew, 1997).
Jaquette (1995), à la suite d’une analyse exhaustive du contenu de plusieurs méthodes pour harmonie scolaire, a élaboré une structure pédagogique mettant en application les grands éléments de l’approche Kodály. Il en retient trois principaux :
- une séquence pédagogique structurée incluant :
- une analyse rythmique et le chant avec les syllabes rythmiques,
- le chant du matériel musical avec les paroles avant de le jouer,
- le chant des pièces avec la solmisation relative,
- le chant des pièces avec le solfège en do fixe,
- le chant des pièces avec le solfège en do fixe en faisant les doigtés à l’instrument;
- l’écoute comme un aspect crucial pour permettre un développement de l’expressivité, de la justesse, de la balance, de la précision et du rendu général;
- le choix du répertoire de l’ensemble pour débutants qui doit inclure des chansons traditionnelles, des canons, des thèmes classiques et des arrangements à plusieurs voix
Il propose également du répertoire pour mettre en application ces idées pédagogiques et les pièces choisies sont toutes des chansons avec paroles (incluses), ce qui permet de faire le lien, si important pour Kodály, entre la voix et l’instrument.
Kodály for Band (Blenkin et Drew, 1997) est la seule méthode publiée qui met de l’avant l’utilisation de la pédagogie Kodály pour l’enseignement instrumental. Cet ouvrage, destiné à des élèves de 7e année (sec. 1), est composé d’une collection de chansons qui devraient être déjà connues des élèves (à noter qu’il s’agit de matériel traditionnel en anglais comme Twinkle Twinkle Little Star et Happy Birthday). Cela permet de mettre en application l’idée fondamentale que, par le chant de ce répertoire effectué à l’école primaire, l’oreille guidera le jeu à l’instrument. La « notation simplifiée1 » est utilisée, c’està-dire les éléments rythmiques (sans têtes de notes) avec les noms de notes écrites audessous, représentées par la première lettre de celles-ci : m = mi (voir exemple 1).
Exemple 1
L’élève n’apprendra pas à lire la notation dans la portée lors de sa première année
de formation. Il utilisera plutôt une charte de doigté le renvoyant à cette notation, ce qui,
selon l’affirmation des auteurs, élimine les difficultés des instruments transpositeurs (voir
exemple 2).
Exemple 2
La séquence d’enseignement utilisée dans cette méthode est très similaire à celle de Jaquette (1995) et inclut :
- chanter les chansons avec les paroles,
- chanter les chansons en solmisation relative et phonomimie,
- taper le rythme en chantant les syllabes rythmiques
- chanter les chansons en solmisation relative en faisant les doigtés à l’instrument,
- jouer la chanson lentement, en écoutant attentivement pour s’assurer de jouer la bonne note et de conserver une intonation juste,
- rejouer en augmentant graduellement le tempo.
De son côté, Dhillon (2018) a documenté l’utilisation de la pédagogie Kodály avec des élèves de 5e année, débutants en harmonie scolaire. Elle a recueilli des données à partir des réflexions des élèves et des enseignants, des évaluations, des tests de performance et des journaux de pratique. Ces données soutiennent la nécessité et l’importance de développer la relation avec le son d’abord, avant d’utiliser la notation. Les élèves qui ont participé à son étude ont noté le développement de leur capacité de performance et de leur développement tonal, ainsi que des transferts de connaissances faites dans les années précédentes. Ils ont aussi exprimé que l’approche « son précédant la notation » pour apprendre leur instrument d’orchestre avait été bénéfique. Selon l’auteure, un grand nombre de recherches soutiennent la vocalisation et les avantages du chant lors de l’apprentissage d’un instrument, mais, à ce jour, seule une poignée de chercheurs ont développé une méthode de groupe incorporant une approche «son avant notation » pour l’enseignement instrumental
L'ENSEMBLE DE GUITARES
Deux auteurs ont exploré les possibilités de la pédagogie Kodály dans l’enseignement de la guitare en ensemble avec des résultats mitigés qui soulèvent des questions fort pertinentes.
Wallace (1996) a développé une adaptation de la pédagogie Kodály pour les guitaristes débutants en 3e et 4e années du primaire. Il conclut qu’il est possible d’utiliser les idées de base de cette philosophie, particulièrement l’utilisation de matériel d’apprentissage séquencé et la prise en compte des facteurs de développement de l’enfant. De plus, les aspects rythmiques de la méthode Kodály se prêtent facilement à l’adaptation pour l’étude instrumentale. À l’inverse, les aspects mélodiques de la méthode, basés sur la voix, ne semblent pas aussi facilement transférables à la guitare. La solmisation relative peut être utilisée et des chansons peuvent être chantées avant et pendant qu’elles sont jouées; cependant, la différence entre le registre de la guitare et le registre vocal pose un défi important. De plus, la guitare demande de développer une compréhension fonctionnelle de la façon dont les accords sont construits et comment ils interagissent, ce qui n’est pas enseigné dans les premières années en pédagogie Kodály. Bref, la philosophie centrale de cette approche ainsi qu’un certain nombre de ses outils peuvent être adaptés pour l’enseignement de la guitare, avec certains ajustements pour répondre aux spécificités de cet instrument.
Fridley (1993) a quant à lui vérifié si la pédagogie Kodály pouvait être aussi efficace qu’une approche traditionnelle avec des élèves de 5e et 6e années du primaire. Ces résultats ne démontrent aucune différence significative entre les deux groupes dans les résultats aux tests de lecture, d’écoute et d’attitude des participants. Il en conclut que les deux approches sont également bénéfiques aux élèves pour l’apprentissage de la guitare.
L'ENSEIGNEMENT DU PIANO EN GROUPE
L’enseignement du piano est probablement un des domaines qui compte le plus de méthodes sur le marché. Cependant, il semble que les principes de base de la pédagogie Kodály n’aient pas été mis en place dans celles-ci. C’est ce qui a poussé Been (2000) et Cavanaugh (2015) à y consacrer leur mémoire de maitrise respectif. Elles ont toutes deux développé du matériel pédagogique pour l’enseignement du piano, respectivement pour des élèves de 5e et de 2e années du primaire, en s’appuyant sur un curriculum de type Kodály qui utilise principalement des chansons folkloriques et suit une approche séquencée des éléments musicaux à enseigner.
La plupart des élèves dans les deux études ont connu du succès au clavier en utilisant ces techniques, ce qui confirme la possibilité d’intégrer la pédagogie Kodály à l’enseignement du piano. Un résultat positif inattendu de Been (2000) a été de voir des élèves autrefois démotivés soudainement redevenus engagés dans l’apprentissage du clavier. Les élèves ont vécu des succès avec l’utilisation de chansons qui leur étaient déjà familières. Ils ont développé la capacité d’entendre les chansons dans leur tête et étaient donc davantage capables de reproduire celles-ci sur le clavier. La plupart des élèves ont aimé créer des harmonies et improviser des mélodies. L’enseignement séquentiel avec du matériel familier a assuré le succès des élèves.
Cavanaugh (2015), en plus de résultats similaires, souligne le côté positif du support des pairs et la capacité autoévaluative des élèves dans leurs apprentissages. Ces deux mémoires de maitrise incluent de façon très détaillée l’entièreté de la planification des cours de même que les partitions utilisées
L'ENSEMBLE DE FLÛTE À BEC
Pour sa part, Dillahunt (2004) a choisi de faire une adaptation de la pédagogie Kodály à la flûte à bec pour une classe de 2e année du primaire. S’appuyant sur les principes du do mobile, elle choisit une séquence qui débute par mi-ré-do (degrés 3-2-1), et en notes absolues si, la, sol (B-A-G). Cela ne constitue pas une grande innovation à notre avis puisqu’une pléthore de méthodes de flûte à bec sont construites sur ce que les anglophones appellent BAG (les notes B-si, A-la, G-sol). De plus, elle mise davantage sur les créations des élèves à partir de ces notes et de motifs qu’elle a même créés. Elle utilise quelques chansons traditionnelles, mais celles-ci ne semblent pas être l’élément central de sa vision.
Par ailleurs, une étude conduite en Turquie a mesuré les effets de la pédagogie inspirée par Kodály sur les performances et les attitudes d’élèves du secondaire dans un programme de flûtes à bec (Gülle et al., 2021). Cette étude quasi expérimentale comprenait un premier groupe à qui on a enseigné avec la pédagogie Kodály et un second groupe à qui on a enseigné avec une méthode traditionnelle pendant 9 semaines. Les résultats ont indiqué que la pédagogie Kodály a eu un effet significatif positif sur les performances à la flûte à bec, mais les chercheurs n’ont pas trouvé d’effet significatif sur les attitudes des élèves envers le cours de musique. Ceux-ci ont apprécié les cours de musique de type Kodály et de type régulier. De plus, les élèves du groupe expérimental ont rapporté une amélioration de leurs performances à la flûte à bec et ont indiqué que leur intérêt pour les cours de musique s’était accru, car que les cours étaient plaisants.
L'ENSEMBLE À CORDES
L’adaptation de la pédagogie Kodály à l’enseignement des cordes semble également être possible et Howard (1996) propose une liste de stratégies pour ce faire. L’enseignant peut d’abord miser sur l’expression musicale par la voix et le mouvement, ce qui sert de préparation à l’apprentissage de l’instrument. Elle suggère d’ailleurs que les élèves devraient d’abord chanter les notes des cordes à vide avant d’apprendre à accorder l’instrument. Ensuite, on devrait les faire accorder l’instrument en alternant entre l’écoute et le chant, jusqu’à obtenir le bon accord. L’enseignant devrait également prévoir une liste d’écoute avec les chansons et pièces qui sont dans la méthode utilisée. L’enfant est ensuite invité à chanter ces chansons, puis à les solfier en solmisation relative, avec la phonomimie, en chantant les notes fixes et les chiffres des doigtés. Puisque le rythme est un élément essentiel, elle suggère de faire dire celui-ci avec les syllabes typiques à la pédagogie Kodály. Elle propose ensuite une approche « rythme sur une note » dans laquelle les élèves jouent le rythme sur les cordes ouvertes, sans utiliser les doigts de la main gauche. De cette façon, l’enfant peut travailler l’archet, les nuances et l’articulation de façon isolée avant d’ajouter les doigts. Finalement, elle encourage l’utilisation d’accompagnements composés d’ostinatos, d’abord chantés : le chant à plusieurs voix sert ainsi à préparer le jeu en ensemble. Ces ostinatos seront ensuite transférés aux instruments et joués en duo par l’enseignant et l’élève. Il s’agit à son avis d’une approche qui assure des progrès rapides aux apprenants
CONCLUSION
Ce rapide survol de la littérature nous indique que les principes de base de la pédagogie Kodály sont transférables à l’enseignement de la musique instrumentale. Nous retiendrons l’importance du chant comme outil pour guider l’oreille vers le son produit à l’instrument, de façon à structurer l’enseignement du « son vers la notation », plutôt que l’inverse tel que mis en place dans plusieurs approches traditionnelles. Cette option semble fort intéressante pour les instruments mélodiques, mais soulève des défis significatifs lorsqu’on s’intéresse aux instruments harmoniques comme la guitare. Cependant, les principes de base de cette pédagogie supportent la formation de l’écoute et la nécessité de développer des habiletés d’interprétation au-delà de la technique. Finalement, différents outils issus de la pédagogie Kodály peuvent être utilisés pour soutenir les apprentissages comme la solmisation relative, les syllabes rythmiques et une séquence pédagogique structurée. Bref, bien que la pédagogie Kodály mette un accent sur le chant, plusieurs de ces principes et outils peuvent être partie prenante de l’enseignement instrumental.
RÉFÉRENCES
Been, K. R. (2000). Collection of folk songs and a Kodály-Based curriculum for use in keyboard training in the general music classroom-Grade 5 [thèse de doctorat, Silver Lake College, États-Unis].
Blenkin, L. et Drew, S. (1997). Kodály for band. Lynn Blenkin.
Cavanaugh, R. L. M. (2015). Kodály-inspired personalized learning keyboard unit for a second-grade general music class [mémoire de maitrise, Silver Lake College, États-Unis].
Cuskelly, J. (2009). Music education, rigour and higher order thinking: Unique contributions from the Kodály approach. Australian Kodály Journal, 25–29.
Dauphin, C. (2015). Rousseau, Schumann et Kodály: regards croisés sur la pédagogie musicale. Bulletin of the International Kodály Society, Édition en français, 1, 9-33.
Dhillon, E. H. (2018). Documenting fifth-grade band students’ experiences in a Kodály-centered beginning band curriculum [mémoire de maitrise, James Madison University, États-Unis.
Dillahunt, K. R. (2004). A recorder instructional unit addressing the national standards utilizing the Kodály approach [mémoire de maitrise, Silver Lake College, États-Unis]
Gülle, A., Akay, C. et Uzun, N. B. (2021). Zoltán Kodály gives a hand to secondary school students in recorder performance and attitudes toward music in Turkey. International Journal of Music Education, 39(4), 477-491.
Howard, P. M. (1996). Kodály Strategies for Instrumental Teachers: When the Kodály method is extended to string and other instrumental instruction, it offers opportunities for enhancing student musicianship.Music Educators Journal, 82(5), 27-33.
Jaquette, W. C. (1995). Kodály-based beginning band method [thèse de doctorat, Silver Lake College, États-Unis].
Sindelar, B. J. (1989). An integrated music reading program using the Kodály approach as a model for beginning reading skills at the piano [mémoire de maitrise, Silver Lake College, États-Unis].
Turpin, D. (1986). Kodály, Dalcroze, Orff, and Suzuki: Application in the secondary schools.Music Educators Journal, 72(6), 56-59
Wallace, G. L. (1996). Adaptation of Kodály-based philosophy and techniques to the study of guitar at the introductory level [thèse de doctorat, Silver Lake College, États-Unis]