Anne Chabot-Bucchi, M. Mus., candidate au doctorat en recherche/création à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
Aimée Gaudette-Leblanc, M. Mus., candidate au doctorat en éducation musicale à la Faculté de musique de l’Université Laval et professeure au Département des sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Trois-Rivières.
Introduction
Dans les dernières années, différentes initiatives ont vu le jour dans l’intention de rendre les arts vivants plus accessibles aux jeunes enfants. On propose maintenant des ateliers et des concerts jeune public dans lesquels petits et grands sont invités à bouger, à chanter et à manipuler des instruments de musique (Dyonissiou et Fytika, 2017; Ben Moshe et Gluchankof, 2022). Ces premières expériences musicales permettent aux tout-petits de s’initier à différents modes d’expression artistique (notamment la musique), de découvrir des chansons de leur folklore, d’apprécier de nouvelles œuvres musicales et de faire des apprentissages, de façon non formelle (Creech et al., 2020).
De quelles façons les jeunes enfants réagissent-ils au moment de la représentation de ces œuvres ? Dans quels contextes sont-ils plus enclins à s’engager et par le fait même, à apprendre ?
Afin de répondre à ces questions, nous présentons dans cet article, trois études dans lesquelles les équipes de recherche ont observé l’engagement des tout-petits lors de concerts jeune public. L’objectif de cette publication est de permettre aux musiciens éducateurs œuvrant dans les milieux éducatifs et communautaires fréquentés par les jeunes familles (0-6 ans) de mieux comprendre ce qui doit être considéré lors de la création d’un atelier ou d’un concert jeune public, et ce, afin de favoriser l’engagement des enfants, voire leurs apprentissages.
L’engagement
L’engagement comprend trois dimensions : la dimension comportementale, la dimension cognitive et la dimension affective (Fredricks et al., 2004). Il se manifeste par différents comportements qui peuvent être observés lors des situations de développement et d’apprentissages auxquelles l’enfant participe (Lachapelle et al., 2021).
- La dimension comportementale représente l’effort observable. On parle alors de la participation de l’enfant, de ce qu’il fait, jusqu’aux mouvements qu’il adopte (par exemple, lors d’un atelier ou d’un concert jeune public, le tout-petit bouge de façon rythmique).
- La dimension cognitive fait référence à l’attention de l’enfant. On s’attarde alors au regard de l’enfant (par exemple, lors d’un atelier ou d’un concert jeune public, le tout-petit oriente son regard vers les musiciens ou vers son parent).
- La dimension affective représente l’affect de l’enfant, ce qu’il exprime. On observe ici les sourires, les rires, les pleurs ou encore, les froncements de sourcils (Kragness, Berezowska et Cirelli, 2023).
L’engagement de l’enfant lors de sa participation à un concert jeune public
Dans les dernières années, quelques équipes de recherche ont posé leur regard sur l’engagement des enfants lors de leur participation à un concert jeune public. Les trois sections qui suivent présentent les résultats de leurs recherches.
1. A concert for babies: Attentional, affective and motor responses in an infant audience (Kragness, Berezowska et Cirelli, 2023).
Dans un premier temps, Kragness, Berezowska et Cirelli (2023) ont observé l’engagement des enfants de 6 à 18 mois lors de la représentation d’un extrait d’opéra (The Music Box).
Cet extrait, interprété par deux chanteurs d’opéra, un pianiste et un percussionniste, incluait une chanson (The Itsy Bitsy Spider) et une berceuse (Lullaby and Goodnight de Brahms). Les enfants, assis sur les genoux de leur parent, étaient invités à écouter la chanson et la berceuse à deux reprises, dans deux conditions différentes. Dans l’une, on invitait les parents à répondre aux sons qu’ils entendaient de façon spontanée, c’est-à-dire, en bougeant rythmiquement (condition active). Dans l’autre, on demandait aux parents d’écouter l'œuvre en limitant leurs mouvements (condition passive).
La codification1 des comportements des enfants et de leur parent au moment de la représentation a permis à l’équipe de recherche d’arriver aux constats suivants :
Dimension comportementale
- Les enfants bougeaient plus rythmiquement (en réponse à la musique) lorsque les parents limitaient leurs propres mouvements (condition passive).
Dimension cognitive
- L’attention des enfants, mesurée selon l’orientation du regard du tout-petit vers les musiciens et le temps passé à regarder dans cette direction, était plus soutenue au moment de la présentation de la chanson que de la berceuse.
- L’attention des enfants était coordonnée à celle de leur parent (les enfants avaient plus tendance à regarder vers les musiciens lorsque leur parent regardait dans cette direction).
Dimension affective
- Dans l'ensemble, les enfants ont exprimé un affect positif (sourire, rire) 7 % du temps, et 37 des 50 enfants l'ont fait au moins une fois. De plus, les enfants souriaient plus lorsque leur parent était dans la condition active pendant la chanson alors que la condition n’avait aucune incidence pendant la berceuse. Les expressions d’affects négatifs (tristesse, pleurs) étaient rares et principalement observées lors de la berceuse.
2. An Itsy Bitsy: Live performance facilitates infants’ attention and heart rate synchronization (Kragness, Eitel, Anantharajan et al., 2023).
Dans un deuxième temps, Kragness, Eitel, Anantharajan et leurs collègues (2023) ont mesuré l’engagement des enfants de 6 à 14 mois lors de la représentation d’un extrait d’opéra présenté dans trois conditions : 1) en salle, dans un contexte social, avec les musiciens; 2) en salle, dans un contexte social, sans les musiciens, mais devant un écran présentant l’enregistrement vidéo de la représentation et 3) à la maison, sans les musiciens, devant un écran d’ordinateur présentant l’enregistrement vidéo de la représentation.
La codification des comportements des enfants et de leur parent au moment de la représentation a permis à l’équipe de recherche d’arriver aux constats suivants :
Dimension cognitive
- L’attention des enfants était plus soutenue dans la condition où les musiciens étaient présents. Selon l’équipe de recherche, cela pourrait s’expliquer par le fait que les musiciens avaient la possibilité d’ajuster leur jeu et ainsi de répondre instantanément aux besoins des enfants lors du concert.
Dimension affective
- Les fréquences cardiaques des participants dans le même public étaient plus fortement corrélées lors du concert en direct. Selon l’équipe de recherche, l’écoute de la musique en direct (en salle, dans un contexte social, avec les musiciens) aurait suscité des réponses émotionnelles similaires chez les tout-petits (Kragness, Eitel, Anantharajan et al., 2023).
3. Babies’ engagement in music theater performance: a microanalytical study of the aesthetic experiences in early childhood (Barbosa et al., 2023).
Alors que les études précédentes se penchaient sur l’engagement des tout-petits lors d’une expérience musicale de courte durée, l’étude menée par Barbosa et ses collègues (2023)2 évalue l'engagement des tout-petits de 4 à 22 mois lors de la représentation d’une expérience musicale spécifique : le spectacle de théâtre musical AliBaBach.
Le spectacle de théâtre musical AliBaBach, d’une durée de 45 minutes, s'appuie sur les voix de deux interprètes (un homme et une femme) et s’inspire des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Les éléments vocaux sont complétés par l'utilisation d'instruments jouets.
AliBaBach suit un scénario et comprend 12 courtes scènes (aussi appelées tableaux) aux influences de musique classique et folklorique. Ces courtes scènes sont présentées dans des ambiances contrastées, et présentent des tonalités et des tempi différents. Elles peuvent être légèrement adaptées aux réponses du public.
La codification des comportements des enfants au moment de leur participation au spectacle de théâtre musical AliBaBach a permis à l’équipe de recherche d’arriver aux constats suivants :
Dimension cognitive
- L’engagement des enfants s’est manifesté principalement par l’attention visuelle (orientation du regard vers la scène). Cela pourrait provenir de l’influence du comportement des parents, conforme à celui attendu dans un spectacle pour adultes, de la tendance des artistes à interagir avec le public ou de la présence de multiples stimuli en plus des actions des interprètes.
- Leur attention n’a pas diminué durant la performance. Les tableaux, courts et contrastés, et l’utilisation d’actions répétées et familières (cache-cache, peek-a-boo) a semblé exercer une plus grande influence sur l'engagement des bébés que la durée du spectacle.
- L’attention des enfants variait, en fonction des tableaux qui leur étaient présentés. Les tout-petits étaient particulièrement intéressés par les événements narratifs et les actions orientées vers un but, à partir desquels ils pouvaient plus facilement créer du sens. Les tableaux présentant des histoires courtes et ayant une organisation temporelle et des relations séquentielles permettaient aux bébés d’avoir des attentes concernant les événements, de reconnaitre des modèles ou des éléments répétés, et d'anticiper, de confirmer ou d'être surpris par certaines actions artistiques.
Synthèse et conclusion
En somme, les études présentées dans cet article mettent en lumière plusieurs éléments à considérer lors de la conception d’un concert jeune public.
- Le parent joue différents rôles. Il agit tout d’abord à titre de base sécurisante3 pour l’enfant. En effet, les réponses du parent aux besoins exprimés par l’enfant lors du concert auront une incidence importante sur les comportements de celui-ci (lorsque le besoin de sécurité de l’enfant est comblé, celui-ci est plus enclin à explorer son environnement). Ensuite, le parent agit comme modèle. S’il porte lui-même attention au concert, l’enfant sera plus enclin à le faire.
- Les musiciens et musiciennes jouent également différents rôles. En plus d’agir à titre d’interprètes, ceux-ci doivent observer et répondre aux comportements des enfants, de façon à interagir avec eux.
- Le répertoire de chansons et de berceuses doit être choisi avec soin. Il est bien d’inclure des pièces qui sont familières aux enfants (des pièces dont la mélodie est connue des enfants, par exemple) et d’alterner avec des éléments plus contrastants. Rappelons ici que les chansons et les berceuses présentent des caractéristiques différentes (berceuse : plus lente et moins rythmée; chanson : plus rythmique et interactive) et qu’elles sont accueillies différemment par les tout-petits.
- La structure du concert doit être réfléchie. Un enchainement de tableaux courts et contrastés, dans lesquels des éléments familiers et des éléments nouveaux sont proposés, est à privilégier. L’enfant qui s’attend à un certain dénouement, et qui se fait surprendre par un élément inattendu, serait possiblement attentif pendant une plus longue période.
- La durée du concert ne semble pas nécessairement être un frein à l’engagement des tout-petits. Il faudra néanmoins que celui-ci raconte une histoire qui mène à un but, dans laquelle on retrouve un fil conducteur. Il faudra aussi que l’environnement soit aménagé en cohérence avec les besoins moteur du tout-petit.
Les résultats de ces études démontrent que les tout-petits sont, indéniablement, des spectateurs attentifs et engagés lorsque les conditions s’y prêtent. Ces études mettent en évidence les points sur lesquels les musiciens éducateurs doivent s’appuyer afin d’encourager l’engagement de l’enfant lors d’une activité musicale.
BIBLIOGRAPHIE
Barbosa, M., Vences, M., Rodrigues, P. M. et Rodrigues, H. (2023). Babies’ engagement in music theater performances: A microanalytical study of the aesthetic experiences in early childhood. Psychology Of Aesthetics, Creativity, and the Arts, 17(1), 118 130. https://doi.org/10.1037/aca0000379
Ben Moshe, H. et Gluschankof, C. (2021). The story of “Beat”: A concert program in kindergartens. International Journal Of Music Education, 40(1), 149 160. https://doi.org/10.1177/02557614211029091
Bowlby, J. (1978). Attachement et perte. Volume 1. L’attachement. Presses universitaires de France.
Creech, A., Varvarigou, M. et Hallam, S. (2020). Contexts for Music Learning and Participation: Developing and Sustaining Musical Possible Selves. Springer Nature.
Dionyssiou, Z. et Fytika, A. (2017). Musical concerts for young children in Greece. International Journal Of Community Music, 10(3), 317 326. https://doi.org/10.1386/ijcm.10.3.317_1
Fredricks, J. A., Blumenfeld, P. C. et Paris, A. H. (2004). School Engagement: Potential of the Concept, State of the Evidence. Review Of Educational Research, 74(1), 59 109. https://doi.org/10.3102/00346543074001059
Kragness, H. E., Berezowska, B. et Cirelli, L. K. (2023). A concert for babies: Attentional, affective, and motor responses in an infant audience. Developmental Science, 26(2). https://doi.org/10.1111/desc.13297
Kragness, H. E., Eitel, M. J., Anantharajan, F., Gaudette-Leblanc, A., Berezowska, B. et Cirelli, L. K. (2023). An itsy bitsy audience: Live performance facilitates infants’ attention and heart rate synchronization. Psychology Of Aesthetics, Creativity, and the Arts. https://doi.org/10.1037/aca0000597
Lachapelle, J., Charron, A. et Bigras, N. (2021). L’engagement de l’enfant au regard de ses apprentissages et de son développement à l’éducation préscolaire. Revue canadienne des jeunes chercheures et chercheurs en éducation, 12(1), 62-70. https://journalhosting.ucalgary.ca/index.php/cjnse/article/view/72085
1 Codification des comportements : Consiste ici à relever les données observées sur les enregistrements vidéo (par exemple, mesurer l’occurrence d’un comportement ou sa durée).
2 Dans cette étude, les enfants, accompagnés d’un parent, étaient assis au sol sur des tapis. Ils étaient invités à écouter le spectacle, mais pouvaient bouger librement.
3 L’attachement parent-enfant est un lien émotionnel qui permet à l’enfant, par des comportements innés et des représentations intériorisées de ses interactions avec sa figure d’attachement, de se sentir protégé en cas de détresse et d’explorer ainsi son environnement cognitif et social (Bowbly, 1978).
BIOGRAPHIES
Percussionniste, Anne Chabot-Bucchi s’implique activement dans la création contemporaine et les nouvelles formes d’improvisation, notamment en musique de chambre et par le biais de collaborations avec la danse. Elle est titulaire d’une maitrise d’interprétation, d’une maitrise de pédagogie et d’un postgrade de musique de chambre obtenus à la Haute École de Musique de Genève, ainsi que d’un diplôme d’drtiste de l’université McGill à Montréal. Elle pratique également la flute traversière et les tablas. Passionnée par l’enseignement musical, elle développe un projet de recherche sur l’apprentissage de la musique dès la petite enfance, en relation avec la psychologie du développement qu’elle étudie en parallèle.
Aimée Gaudette-Leblanc est détentrice d’un baccalauréat en musicothérapie (Université du Québec à Montréal) et d’une maitrise en éducation musicale (Université Laval). Elle poursuit actuellement des études doctorales en éducation musicale à l’Université Laval. Depuis 2020, Aimée est professeure au département des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières. Ses recherches visent à mieux comprendre les liens entre la pratique de la musique, la relation parent-enfant et le développement de l'enfant de 0 à 8 ans. En collaboration avec de nombreux acteurs du milieu de l'éducation, elle accompagne le personnel éducateur et enseignant, ainsi que les intervenants et intervenantes qui œuvrent auprès des jeunes familles. Par le biais de ses interventions, elle vise à les outiller en leur proposant différentes façons d'intégrer la musique dans le quotidien des tout-petits, de façon bienveillante et réfléchie.