
Hélène Boucher, professeure en pédagogie musicale à l’Université du Québec à Montréal.
La formation auditive, au sens où on l’entend dans la pédagogie Kodály, vise le développement de l’écoute intérieure ou interne. Le vocable musicianship est généralement utilisé par les anglophones plutôt que ear training et représente une approche plus large que seulement l’enseignement du solfège et de la dictée. Pour Kodály, le développement de l’écoute intérieure est l’objectif ultime du musicien professionnel (Dobszay, 1972) et implique la capacité à penser en son et à se faire une image mentale sonore précise. Cette habileté est précieuse, car elle est également associée à de meilleures capacités au jeu instrumental, en improvisation et en composition (McPherson, 1995; Mishra, 2014a, 2014b; Roger, 2013). Dans son mémoire de maitrise, Pomerleau Turcotte (2016) a analysé 17 méthodes d’enseignement de la formation auditive aux enfants. Parmi celles-ci, treize proposent des activités rythmiques, la plupart en écrivant à l’aide de la notation conventionnelle, avec ou sans mélodie. Elles proposent également des activités de détection d’erreurs, de danse et de travail à deux voix. Tous les ouvrages s’intéressent à la mélodie: dictées mélodiques traditionnelles, intervalles, direction mélodique et identification d’erreurs. Un peu plus du tiers des auteurs proposent un travail sur les éléments harmoniques, alors que 65 % touchent à d’autres paramètres musicaux comme le timbre, les nuances et la métrique, entre autres. Dans sa recherche, elle a également identifié que les personnes qui enseignent la formation auditive en contexte extrascolaire aux élèves de 6 à 12 ans au Québec ont, pour la plupart, une conception traditionnelle de la pédagogie de la formation auditive et accordent une place importante au solfège et à la dictée.
Les pédagogues qui s’appuient sur les principes éducatifs de Zoltan Kodály pensent que la formation auditive des élèves devrait être amorcée tôt dans leur processus d’apprentissage de la musique et ils considèrent que diverses stratégies sont nécessaires au développement de l’écoute intérieure et d’une expérience autonome de la musique (Jacobi, 2012). Selon Kodály, un musicien devrait pouvoir lire la musique de la même manière qu'un adulte instruit est capable de lire un livre, soit en silence, mais en imaginant le son (Choksy, 1981). Pour ce faire, l’apprentissage doit débuter à un jeune âge et être fait de façon ludique. De plus, les activités mises de l’avant en pédagogie Kodály priorisent toujours le plaisir d’apprendre. Cette approche hongroise a été développée et une mise en application en contexte scolaire, donc dans un enseignement en groupe. Les idées proposées ci-dessous pourraient également être utilisées dans un contexte extrascolaire si elles s’avèrent pertinentes pour les élèves; elles pourraient cependant demander certaines adaptations de la part de l’enseignant.
Nous proposons donc dans cet article diverses activités pédagogiques pouvant soutenir le développement des habiletés de formation auditive avec les jeunes élèves. Celles-ci sont regroupées selon qu’elles utilisent principalement le mouvement, la polyphonie et la notation sous différentes formes. Le grand principe de base en pédagogie Kodály est toujours de faire vivre à l’enfant l’élément musical qu’on chante et entend, d’en faire l’expérience de multiples façons, avant de procéder à l’encodage et au décodage en notation conventionnelle. Toutes ces activités ont pour but d’automatiser les apprentissages. En effet, dans les neurosciences, on explique que le processus d’automatisation se développe par la répétition. Ainsi, lorsqu’on maitrise bien les savoir-faire, on évite d’avoir à réinventer les procédures à chaque fois (Rossi, 2014), ce qui permet d’être disponible à la musicalité et à l’expressivité musicale.
Activités de mouvements
Les activités motrices, qu’elles soient initiées par l’élève ou proposées par l’enseignant, sont des supports privilégiés pour développer la conscience de la pulsation et du rythme et peuvent être une réaction corporelle aux sons entendus (contour mélodique, rythme, forme, nuances, etc.). Les mouvements peuvent être locomoteurs (marcher, sauter, gambader, sautiller) ou non (frapper des mains, frapper les pieds sur le sol, bouger les hanches). Différents accessoires peuvent également enrichir l’expérience : foulards, pompons de cheerleading, rubans rythmiques, petits ballons, balles de tennis, éponges, balles antistress, éventails, poches de sable, longues bandes de tissu léger.
Voici un exemple d’activité de mouvement qui amènera l’élève à développer la compréhension de la forme par une approche ludique de l’analyse musicale.
Dans un premier temps, à la suite de l’apprentissage d’une chanson par les élèves, l’enseignant s’assurera de bien identifier les phrases de la chanson, puis il amènera l’élève à reconnaitre les phrases qui sont pareilles, différentes et similaires. Il enseignera par la suite une chorégraphie aux élèves dans laquelle les mouvements illustrent bien chacune des phrases, faisant ainsi ressortir la forme de la chanson. Par exemple, la chanson Ainsi font les petites marionnettes (voir exemple 1), a une forme ABAC1. Les phrases 1 et 3 devront donc avoir le même mouvement, alors que les phrases B et C devront chacune être différentes. Les élèves peuvent par la suite être invités à créer eux-mêmes en grand ou en petits groupes leur propre chorégraphie sur une chanson connue. L’enseignant s’assurera alors que la forme est correctement analysée et représentée. Cette activité pourra être reprise avec différents groupes d’âge en utilisant du matériel musical approprié. On pourra également le faire à partir d’un enregistrement sonore d’une pièce d’un répertoire choisi, plutôt qu’à partir d’une chanson.
Exemple 1
Partition Ainsi font les petites marionnettes
Le jeu de main, quant à lui, est un type d’activité motrice qui permet facilement le travail rythmique. De plus, divers jeux de mains issus de nombreux pays existent et sont en général construits sur des ostinatos rythmiques. Ils varient grandement en complexité, ce qui les rend accessibles aux élèves de différents âges. L’enseignant peut donc facilement identifier un ostinato construit sur les éléments rythmiques qu’il veut travailler. À la suite de l’apprentissage du jeu par imitation, les élèves pourraient être appelés à remplacer les paroles de la chanson par les mots étiquettes rythmiques (par exemple, deux croches - noire) du jeu de main. Cela devient l’équivalent de faire de la dictée rythmique. Une panoplie de mouvements différents impliquant les pieds, les coudes, à faire seul, avec un partenaire, à quatre ou en grand groupe sont à notre disponibilité. Les élèves pourront également être amenés à créer eux-mêmes leur jeu de main en incluant l’élément rythmique visé.
Activités en polyphonie
Dans le contexte de la pédagogie Kodály, les activités en polyphonie consistent à superposer plusieurs voix, qu’elles soient rythmiques, mélodiques ou harmoniques, à une chanson connue des élèves. Le travail des chants en polyphonie peut se faire purement en imitation ou de manière plus analytique avec le vocabulaire musical précis, en chantant avec les mots étiquettes rythmiques et en solfiant les mélodies en notes fixes et en chiffres mobiles. Cette pratique favorise le développement de l'écoute, de l'analyse et de la production musicale.
On peut proposer aux élèves de :
- Chanter une chanson et taper un ostinato rythmique simultanément. Ajouter les mots étiquette rythmiques de l’ostinato.
- Diviser le groupe en deux, la première moitié chante une chanson, l’autre chante un ostinato mélodique, d’abord sur des syllabes neutres, puis en solfège. Cela permet le développement de l’oreille et devient une forme de dictée mélodique sans notation musicale.
- Proposer à deux groupes d’élèves de taper deux ostinatos rythmiques différents pendant qu’ils chantent la chanson, d’abord sur des syllabes neutres, puis avec les mots étiquettes rythmiques.
- Passer un ou deux ostinatos rythmiques dans le cercle pendant qu’on chante la chanson : le premier élève tape l’ostinato pendant la première mesure de la chanson, puis l’élève à sa droite tape l’ostinato, puis l’élève suivant. Refaire avec les mots étiquettes rythmiques. Cela peut aussi être fait avec des ostinatos mélodiques, d’abord sur des syllabes neutres, puis en solfège fixe ou en chiffres mobiles.
- Chanter une chanson et taper le canon rythmique (en deux groupes ou par les mêmes élèves). Refaire en remplaçant les mots de la chanson par les mots étiquettes rythmiques ou par le solfège mélodique.
- Taper le rythme d’une chanson connue d’une main et un ostinato rythmique d’une autre main. Remplacer les paroles de la chanson par les mots étiquettes rythmiques ou le solfège mélodique.
Activités avec notations alternatives
Vous trouverez ci-dessous une liste d’idées pour travailler la lecture et la notation musicale. Celles-ci ont également pour objectifs de développer l’écoute interne et d’offrir de la variété dans ce type de tâches. L’enseignant s’assurera de toujours amener les élèves à d’abord développer le ressenti kinesthésique par le mouvement, en bougeant les éléments de forme, rythme et mélodie (par exemple, dessiner les contours mélodiques dans l’espace avec ou sans accessoire). Pour ce faire, il pourra utiliser différentes représentations graphiques sans portée, qui incluent soit seulement les éléments mélodiques ou une combinaison des éléments rythmiques et mélodiques. À partir de l’exemple 2 (représentation graphique par points), l’enfant pourra bouger les points au tableau (ou les jetons de bingo sur sa feuille) selon le contour mélodique de la chanson travaillée, de façon à stimuler sa capacité à percevoir les mouvements mélodiques ascendants et descendants (Houlahan et Tacka, p. 232).
Exemple 2
Représentation graphique par points de la phrase 1 de Ainsi font les petites marionnettes
À la suite de l’apprentissage des différents éléments mélodiques, l’élève pourra démontrer la mélodie d’une phrase ou d’une chanson en pointant les différentes marches de l’escalier mélodique, avec ou sans le nom des notes (exemple 3) (Houlahan et Tacka, p. 233). De même, il sera possible de créer de nouvelles mélodies à partir de l’escalier (ou des points), en chantant et en pointant simultanément. L’élève pourra aussi diriger le reste de la classe en pointant sa partition au tableau, alors que le groupe chante la mélodie qui émerge. L’enseignant ou l’élève pourra aussi pointer la mélodie d’une chanson connue et les enfants auront à deviner qu’elle est la chanson. L’enseignant pourra alors ajouter des éléments mélodiques en fonction des apprentissages faits par les élèves.
Exemple 3
Représentation graphique en escalier de la gamme pentatonique
Par ailleurs, l’exemple 4 propose une représentation graphique à partir de laquelle l’enfant pourra faire du solfège ou de la dictée, dans une phase transitoire vers la notation conventionnelle (Gouël, 2023, p. 29). Voici quelques idées de comment celle-ci pourra être utilisée.
Dans un premier temps, on pourra donner trois différentes phrases et l’enfant pourra identifier celle chantée par l’enseignant. On pourra également s’en servir pour en faire un casse-tête sonore : l’élève devra alors replacer les phrases rythmiques ou mélodiques dans le bon ordre, que ce soit à partir d’un enregistrement sonore ou de l’interprétation de l’enseignant.
Exemple 4
Représentation graphique alternative de la phrase 1 de Ainsi font les petites marionnettes
La lecture de la notation peut également se faire à partir de boites que l’enfant peut lire dans différentes directions (voir exemple 5) (Gouël, 2023, p. 8). On modifiera évidemment les notes ou les éléments rythmiques utilisés selon les connaissances des élèves. Le contenu de chacune des boites pourra également être rédigé en notation traditionnelle dans la portée. Des élèves avancés pourront également lire le tout en canon ou dans des directions opposées.
Exemple 5
Représentation graphique alternative en boites
Conclusion
La formation auditive qui débute tôt dans la vie de l’apprenti musicien est un atout important dans son développement. L’enseignant qui adhère aux principes de la pédagogie Kodály veillera à inclure diverses activités ludiques qui peuvent supporter le développement de ces habiletés essentielles à l’intégration des différentes composantes musicales. Par le biais de divers jeux, on pourra éliminer cette sensation de lourdeur que peuvent avoir les apprentissages théoriques et on conservera une formule expérientielle qui est centrale à cette pédagogie active. Le mouvement, le chant polyphonique et les notations alternatives sont quelques-unes des options qui s’inscrivent dans cette approche. Bref, le rôle de l’enseignant est d’offrir un environnement sonore riche et de nombreuses activités qui susciteront le plaisir d’apprendre afin d’offrir une vie musicale stimulante et florissante à l’élève.
1 On pourrait considérer que cette chanson a une forme ABAB. Avec de jeunes enfants, il est préférable de commencer par identifier des éléments pareils et différents. Par la suite, on pourra raffiner le tout et parler du concept de phrases similaires.
RÉFÉRENCES
Choksy, L. (1981). The Kodály context. Creating an environment for musical learning. Prentice-Hall.
Dobszay, L. (1972). The Kodály method and its musical basis. Studia Musicologica Academiae. Scientiarum Hungaricae, 14(1), 15-33. https://doi.org/10.2307/901863
Gouël, K. (2023). Initiation musicale d’après la méthode Kodály, vol. 1 et 2. Éditions Lemoine.
Houlahan, M. et Tacka, P. (2015). Kodály today: A cognitive approach to elementary music education. Oxford University Press.
Jacobi, B. S. (2012). Kodály, literacy, and the brain. Preparing young music students to read pitch on the staff. General Music Today, 25(2), 11-18. https://doi.org/10.1177/1048371311414182
Mishra, J. (2014a). Factors related to sight-reading accuracy: A meta-analysis. Journal of Research in Music Education, 61(4), 452–465. http://doi.org/10.1177/0022429413508585
Mishra, J. (2014b). Improving sightreading accuracy: A meta-analysis. Psychology of Music, 42(2), 131 156.
Rogers, M. (2013). Aural dictation affects high achievement in sight singing, performance and composition skills. Australian Journal of Music Education, 1, 34-52.
Rossi, J.-P. (2014). Les mécanismes de l’apprentissage : Modèle et applications. De Boeck Supérieur.
McPherson, G. E. (1995). The assessment of musical performance : Development and validation of five new measures. Psychology of Music, 23(2), 142 161.
Pomerleau Turcotte, J. (2016). État de l’enseignement de la formation auditive en contexte extrascolaire offert aux enfants de 6 à 12 ans, au Québec. Mémoire de maitrise, Université Laval.