
Mathieu Boucher, responsable pédagogique au Conservatoire de musique de Québec, auparavant chercheur postdoctoral à la Schulich School of Music de l'Université McGill ainsi qu'à la Sir Zelman Cowen School of Music and Performance de l'Université Monash à Melbourne en Australie.
Dans un article précédent, il a été question des deux grands types de rétroaction disponibles pendant l’apprentissage de toute tâche motrice, soit la rétroaction intrinsèque qui, pour les musiciens, correspond aux informations perçues par les sens pendant le jeu instrumental (par exemple, la vue des doigts qui bougent, l’écoute du son de l’instrument, le ressenti des mouvements) et la rétroaction complémentaire, qui correspond aux commentaires et aux réactions qui proviennent de toute autre personne (par exemple, les commentaires d’une professeure ou d’un collègue, ou les applaudissements du public). Les musiciens basent la réflexion sur leur jeu instrumental sur ces deux sources distinctes de rétroaction. Or, il existe une source de rétroaction qui défie en quelque sorte la frontière entre ces deux sources. En effet, la rétroaction par vidéo, qu’on appelle parfois la vidéoscopie, consiste à jouer tout en s’enregistrant pour se réécouter ensuite dans un but d’apprentissage. En visionnant l’enregistrement d’une prestation, le musicien peut ainsi comparer son point de vue interne (rétroaction intrinsèque) et une perception plus « extérieure » de la prestation (rétroaction complémentaire). C’est de l’apport de cette source de rétroaction unique pour le musicien dont il sera question dans cet article.
Malgré un usage assez fréquent de la rétroaction par vidéo chez les musiciens, il y a eu peu de recherches qui ont porté sur les effets de son utilisation. Cela est d’autant plus surprenant que, selon une étude réalisée auprès de 3 325 jeunes musiciens (Hallam et al., 2012), l’usage de l’enregistrement audio ou vidéo pour soutenir l’autoévaluation serait l’un des rares facteurs d’accomplissement des musiciens en formation. Autrement dit, lorsqu’on explore les points communs dans les parcours de jeunes musiciens qui ont atteint l’excellence en musique, on retrouve souvent la vidéoscopie ou l’audioscopie parmi les activités qu’ils ont effectuées. L’autre élément surprenant à propos du peu de recherches disponibles sur le sujet est qu’il n’a jamais été aussi facile d’utiliser les outils technologiques qui permettent aux musiciens de s’enregistrer, de s’écouter, et même ensuite de partager ces enregistrements avec des collègues ou des enseignants. Mais qu’en est-il des avantages et des limites de cet outil et des précautions à prendre pour amorcer son usage ?
Pourquoi utiliser la rétroaction par vidéo ?
Chez le musicien, la rétroaction intrinsèque est le résultat de deux procédés cognitifs essentiels pour un travail autonome efficace. Le premier procédé cognitif, l’autosupervision, constitue l’action pour le musicien de s’écouter attentivement pendant le jeu pour, d’une part, ajuster le jeu à mesure qu’il joue, et, d’autre part, pour récolter des informations qui seront essentielles au procédé cognitif qui suit. Ce deuxième procédé cognitif, l’autoévaluation, concerne le résultat de l’autosupervision puisque le musicien choisit les informations les plus importantes recueillies pendant le jeu pour formuler des commentaires d’autoévaluation. Cette autoévaluation nourrira ensuite le choix des stratégies du musicien et la formulation de ses objectifs pour poursuivre son travail instrumental. Il y a cependant un grand défi dans ce qui vient d’être décrit : jouer d’un instrument de musique est une tâche très complexe pour le cerveau humain et, en raison de cette complexité, il est normal qu’une part importante de l’attention du musicien soit accaparée par le simple fait de jouer (par exemple, se souvenir des notes, des doigtés, des nuances, faire attention à sa posture). Idéalement, le musicien devrait pouvoir exécuter ces tâches tout en s’écoutant de façon critique. Ainsi, pour tout musicien, peu importe son niveau, les tâches de jouer et de s’autosuperviser sont concurrentes, et la concentration sur une de ces deux tâches se fera forcément au détriment de l’autre (Winne, 1995). Au début de l’apprentissage d’une pièce, il est donc normal que le musicien n’identifie pas certaines lacunes dans son jeu. Par la suite, à force de répétitions, le musicien parvient à jouer la pièce avec toujours plus d’aisance et il peut alors réinvestir son attention ainsi libérée pour s’écouter de façon critique. En attendant d’y arriver, l’équilibre entre les deux tâches demeure un défi, un défi que l’autosupervision perd la plupart du temps en début d’apprentissage. Ce phénomène a été observé dans bien d’autres domaines que la musique où un apprenant doit réaliser une tâche en même temps qu’il s’autosupervise.
C’est ici que des chercheurs ont avancé que la vidéoscopie permettrait à tout apprenant, à n’importe quelle étape d’un apprentissage, de séparer l’autosupervision d’une tâche de sa réalisation — le jeu instrumental dans le contexte qui nous intéresse — pour consacrer ensuite toute son attention sur chacune d’elles (Zimmerman, 1995). En effet, pendant que le musicien s’enregistre, il peut consacrer son attention sur le jeu, car il sait qu’il se réécoutera ensuite. Pendant qu’il visionne la prestation enregistrée, il peut réaliser une écoute critique, avec la possibilité de prendre des notes sur ses impressions, de faire rejouer certains passages ou encore de ralentir la vidéo pour analyser plus finement un moment particulier. Cette exclusivité de concentration sur chacune des tâches a des effets évidemment bénéfiques sur l’apprentissage et c’est justement ce qu’ont démontré certaines études, autant dans le domaine des sports qu’en musique.
La rétroaction par vidéo dans le domaine des sports
Tout comme les musiciens, les athlètes tirent des bénéfices d’enregistrer leurs performances pour les visionner par la suite puisqu’ils doivent eux aussi composer avec la difficulté de concentrer leur attention sur la bonne exécution de leurs mouvements tout en analysant leurs gestes de façon critique. Les parallèles avec la musique sont intéressants à souligner ici : comme les musiciens, les athlètes doivent répéter plusieurs fois les mêmes mouvements dans l’optique de les exécuter plus tard de façon plus ou moins automatique dans une situation qui comporte des enjeux comme une compétition ou un match important. Il semble donc pertinent d’examiner les transferts possibles en musique des effets observés chez les athlètes qui utilisent la rétroaction par vidéo. Les études qui seront présentées ont porté sur le tennis, la gymnastique et le golf.
D’abord, la reprise vidéo aiderait les athlètes à évaluer des aspects de leurs mouvements qu’ils peuvent difficilement observer pendant leur exécution. Dans une étude réalisée avec des joueurs de tennis qui utilisaient la rétroaction par vidéo pour travailler leur service, les chercheurs ont trouvé un effet significatif de l’utilisation de la reprise vidéo pour une seule phase du service au tennis qui est le mouvement des pieds, un aspect du service que les joueurs ne peuvent pas regarder en même temps qu’ils exécutent leur service (Rikli et Smith, 1980).
Il semblerait également que le temps serait un facteur déterminant en ce qui a trait à l’efficacité de la stratégie. En effet, dans une autre étude réalisée cette fois avec des golfeurs, les chercheurs ont révélé que la rétroaction par vidéo – dans ce cas-ci, sous la forme de visionnements assistés par un entraineur, n’avait pas aidé les participants à améliorer leurs performances tout de suite après l’avoir utilisée. Toutefois, les chercheurs ont constaté un effet significatif du visionnement assisté sur les performances des golfeurs deux semaines après y avoir participé (Guadagnoli et al., 2002). Les résultats des deux études mentionnées plus haut sont pour ainsi dire combinés dans les résultats d’une étude sur l’utilisation de la vidéoscopie avec des gymnastes âgées de 12 à 13 ans (Selder et Del Rolan, 1979). Ces résultats démontrent que la reprise vidéo a aidé les jeunes gymnastes à corriger certains aspects de leur routine de gymnastique, comme pour l’étude en tennis, et, comme pour l’étude en golf, les résultats positifs de l’utilisation de la reprise vidéo sont apparus quelques semaines après son utilisation. Il faut mentionner un élément important de cette étude : le groupe de gymnastes qui utilisait la caméra par elle-même, avec une grille d’autoévaluation, était comparé à un autre groupe qui recevait des conseils verbaux de leur entraineur comme à l’habitude. Autrement dit, pour certains aspects de leur routine, les gymnastes qui ont utilisé la reprise vidéo seules avec le soutien d’une grille d’autoévaluation se sont davantage améliorées que les gymnastes qui travaillaient la même routine avec leur entraineur.
Si on résume les résultats de ces articles, il semble que la rétroaction par vidéo aiderait les athlètes à améliorer certains aspects d’une tâche motrice, mais ces effets positifs prendraient du temps avant d’apparaitre. Les études présentées jusqu’à maintenant ont essentiellement tenté de mesurer l’effet de la reprise vidéo comme outil de rétroaction sur les performances des athlètes, sans nécessairement examiner son effet sur leur réflexion, ce sur quoi les chercheurs Hebert et al. (1998) se sont penchés avec une équipe de six joueuses de tennis de niveau avancé.
Dans le cadre de leur étude, les joueuses de tennis travaillaient un même type d’attaque au filet qui était, de l’avis de leurs entraineurs, un défi commun aux membres de l’équipe. Les joueuses se sont donc filmées à plusieurs reprises en répétant seules ce type d’attaque et ont ensuite visionné les vidéos en verbalisant leurs pensées à haute voix à la demande des chercheurs. Ces derniers ont ensuite transcrit et analysé ces commentaires pour identifier de potentielles tendances dans les verbalisations émises. Les conclusions de leurs analyses démontrent un changement clair des réflexions des participantes pendant les visionnements de leurs vidéos. Plus précisément, les chercheurs ont identifié quatre stades dans leurs processus de réflexion, soit 1) une période d’habituation, 2) la détection d’erreurs, 3) l’identification de tendances alors qu’elles tiraient des liens entre certains gestes et leurs conséquences, et finalement 4) la correction d’erreurs et la saturation, alors qu’au fil de leurs enregistrements, elles réalisaient que les erreurs identifiées étaient corrigées et qu’elles avaient pour l’instant tiré les bénéfices que la rétroaction par vidéo pouvait apporter. Ainsi, en se penchant sur le processus réflexif des athlètes qui utilisent la rétroaction par vidéo, ces chercheurs ont identifié un des principaux bénéfices à long terme de l’outil, soit le fait d’alimenter un processus réflexif continu qui tient compte des limites inhérentes de notre attention pendant la réalisation d’une tâche motrice. Cela pourrait expliquer les résultats des études mentionnés plus haut qui indiquaient que les bénéfices de la rétroaction par vidéo sur la performance des athlètes prendraient du temps avant d’apparaitre puisque l’apprenant doit pouvoir réfléchir et agir sur la base des observations réalisées au cours du visionnement. Leurs résultats pourraient aussi potentiellement expliquer les résultats de certaines études qui ont rapporté un effet nul, voire négatif, de la reprise vidéo sur les performances des athlètes et non pas sur leur réflexion. En effet, ces études mesuraient souvent les performances des athlètes tout de suite après avoir utilisé la vidéo, et donc, selon les quatre stades identifiés par Hebert et al. (1998), pendant un stade au cours duquel les athlètes étaient encore en train de s’habituer à se voir, ou pire encore, pendant qu’ils étaient déstabilisés par ce qu’ils avaient observé. En conclusion, les études sur la rétroaction par vidéo abordées jusqu’à maintenant montrent qu’elle nourrirait la réflexion chez les athlètes, entre autres en leur montrant des aspects de leurs mouvements qu’ils ne peuvent voir pendant qu’ils les exécutent, mais que cette réflexion exige une certaine période avant de porter fruit sur le plan des performances. Nous verrons maintenant qu’il semblerait que les musiciens tireraient des bénéfices très semblables avec la reprise vidéo.
Les études sur la rétroaction par vidéo en musique
Bien que peu d’études se soient penchées sur l’usage de la vidéoscopie chez les musiciens, les résultats obtenus montrent des bénéfices très semblables à ceux observés dans les études avec des athlètes, en plus de bénéfices insoupçonnés.
D’abord, la reprise vidéo amènerait les musiciens à modifier la perception initiale de leur prestation tout de suite après avoir joué. Dans une étude publiée en 2001, le chercheur australien Ryan Daniel a demandé à 35 étudiants musiciens de niveau universitaire de remplir un questionnaire après avoir utilisé la rétroaction par vidéo pendant un an dans le cadre d’un cours de préparation à la performance. Le résultat le plus intéressant de cette étude est que 49 % des étudiants ont affirmé avoir trouvé plus d’erreurs dans leurs prestations après avoir visionné leurs vidéos par comparaison avec leur perception au moment de jouer. Inversement, 37 % des étudiants considéraient leurs prestations meilleures qu’anticipées à la suite de leurs visionnements. Cette apparente contradiction souligne le principal avantage de l’outil dans le sens qu’il amène le musicien à changer sa perception initiale lors de la prestation. La caméra fournit en quelque sorte le point de vue du public. Comme exposé plus haut, il est logiquement impossible que la perception de notre jeu pendant une prestation soit la même que pour le public puisque l’attention du musicien est très sollicitée par le jeu instrumental, au détriment de l’écoute critique de son jeu. D’un point de vue plus pratique, on peut ajouter à ce défi pour l’attention le fait que le musicien, par sa proximité avec l’instrument ou avec d’autres musiciens qui jouent en même temps, n’a pas la même perception de son propre son que le public. Pensons par exemple aux petits bruits parasites que font parfois les instruments comme le frottement de l’archet sur les cordes, le frottement des doigts sur les cordes d’une guitare, le claquement des clés sur certains instruments à vent ou encore la distinction du chanteur entre le son de la voix émis en chantant par comparaison avec les résonances entendues à l’intérieur de sa boîte crânienne. L’enregistrement audio ou vidéo permettrait ainsi au musicien d’entendre plus objectivement le résultat sonore de son jeu, sans le côté forcément biaisé de ses perceptions, et de comprendre quel son il doit entendre, de son point de vue, afin d’obtenir le son désiré pour le public.
Une étude réalisée au Canada a démontré comment la rétroaction par vidéo peut être utile aux musiciens pour évaluer plus objectivement leurs prestations, comme le ferait un jury. Dans le cadre de l’étude de Masaki et al. (2011), les chercheurs ont demandé à 22 pianistes de niveau universitaire de comparer à l’aide d’une grille d’évaluation deux de leurs prestations — une prestation enregistrée pendant une répétition et une prestation publique — à deux moments, soit immédiatement après joué et après avoir visionné la vidéo de chaque prestation. Les chercheurs ont ensuite comparé les autoévaluations des participants dans chaque situation (après avoir joué et après le visionnement) avec l’évaluation d’un juge externe qui a visionné les vidéos à son tour. Les résultats ont démontré que c’est l’autoévaluation des participants après avoir visionné leurs vidéos qui se rapprochait le plus de l’évaluation du juge externe, par comparaison avec l’autoévaluation effectuée juste après avoir joué. Ainsi, non seulement la rétroaction par vidéo aiderait les musiciens à évaluer leur jeu d’un point de vue nouveau, mais ce nouveau point de vue serait aussi plus proche de celui d’éventuels évaluateurs de nos prestations.
Je termine cette section par la présentation des résultats d’une étude sur l’enregistrement audio. Il n’y a pas eu d’études, à ma connaissance, qui ont comparé l’utilisation de l’enregistrement audio et de l’enregistrement vidéo. La rétroaction par vidéo offre l’avantage évident d’ajouter l’aspect visuel à l’enregistrement audio, mais cet aspect visuel peut aussi, dans certains cas, détourner l’attention du musicien de l’aspect du résultat sonore de son jeu. Silveira et Gavin (2016) ont demandé à 112 élèves musiciens adolescents d’autoévaluer leur interprétation d’une étude 1) immédiatement après avoir joué, 2) immédiatement après avoir entendu l’enregistrement audio de leur prestation juste après avoir joué, et 3) encore une fois après avoir écouté le même enregistrement deux jours plus tard. Les étudiants se sont autoévalués au moyen d’une grille d’autoévaluation qui portait sur quatre aspects de leur performance (sonorité, justesse, précision rythmique, nuances). Les auteurs ont trouvé une différence statistiquement significative entre les différentes formules d’autoévaluation pour certains aspects de la prestation, mais pas pour tous — ce qui nous ramène aux résultats d’études mentionnées plus haut. En outre, il est important de souligner que, pour toutes les catégories, les scores d’autoévaluation des participants diminuaient avec chaque condition d’évaluation, soit de l’autoévaluation tout de suite après avoir joué jusqu’à l’autoévaluation de l’enregistrement deux jours plus tard. Ces résultats suggèrent que les apprenants musiciens, encore une fois, autoévaluent différemment leur prestation et leurs enregistrements et, encore une fois ici aussi, que cette différence ne s’applique pas pour tous les aspects de leur jeu instrumental.
Ce qui ressort assez clairement des études présentées jusqu’à maintenant est que la rétroaction par vidéo pourrait changer la perception du musicien de son jeu instrumental, probablement en l’amenant à porter son attention sur des aspects de ses prestations sur lesquels il n’a pas tendance à se concentrer. Ce qui apparait assez clairement aussi, c’est qu’au-delà des bénéfices à court terme moins bien démontrés de la rétroaction par vidéo, celle-ci aiderait le musicien à réfléchir différemment sur son jeu. Cependant, pour bien profiter de l’outil, le musicien doit accepter la possibilité d’être momentanément déstabilisé par les découvertes réalisées et prévoir de se donner une marge de manœuvre pour réagir à ces découvertes et ainsi éviter de se présenter sur scène ou à un examen encore déstabilisé.
Dans le cadre de ma recherche doctorale (Boucher, 2019), j’ai souhaité explorer comment l’utilisation de la reprise vidéo pourrait soutenir l’autonomie d’apprentissage des musiciens en formation. En me basant sur les résultats des études mentionnées jusqu’à maintenant, j’ai émis l’hypothèse que la reprise vidéo aiderait les musiciens à évaluer plus précisément certains aspects de leurs prestations et j’ai souhaité explorer si cela pouvait influencer la façon dont ils s’autoévaluent et choisissent leurs stratégies durant les séances de travail qui suivent les visionnements. Pour y parvenir, j’ai sollicité la participation de guitaristes classiques (mon instrument) de niveau collégial, et 16 étudiants se sont portés volontaires. Leur participation impliquait d’apprendre une même pièce de guitare, qui n’avait pas encore été publiée, lors de dix séances de travail filmées d’une durée de 20 minutes chacune. À quatre reprises durant ces dix séances, je demandais aux participants d’enregistrer une prestation personnelle sur vidéo et d’ensuite formuler à haute voix des commentaires d’autoévaluation. Le lendemain de chaque enregistrement, seuls huit des 16 participants (le groupe expérimental) pouvaient visionner la vidéo et devaient à nouveau formuler à haute voix des commentaires d’autoévaluation. J’ai transcrit les 96 commentaires d’autoévaluation de tous les participants et ce sont ces commentaires qui ont fait l’objet de mes premières analyses.
J’ai commencé par regrouper les commentaires qui traitaient des mêmes sujets (il y en avait 17) que j’ai regroupés ensuite en cinq grands thèmes : l’appréciation générale, l’exécution instrumentale (donc le côté plus technique), le résultat sonore (interprétation), le déroulement de la prestation (enchainement des parties, le tempo, les hésitations) et finalement, le processus d’apprentissage (assimilation de la pièce, certaines mesures encore problématiques). Ainsi, ma première analyse consistait à comparer le groupe de huit participants qui ont pu visionner leur prestation (le groupe expérimental) et le groupe qui n’ont pas pu (le groupe contrôle) au sujet du nombre de commentaires codés dans chaque catégorie ou thème. Puis, j’ai également comparé le nombre de commentaires codés pour le groupe expérimental lorsqu’ils se sont autoévalués après avoir joué et après avoir visionné la prestation le lendemain.
Sur le plan de la comparaison entre les deux groupes, aucune différence notable n’a été relevée entre eux sur le plan des sujets abordés après avoir joué. Ainsi, lors des dix premières séances de travail d’une pièce, l’utilisation de la reprise vidéo n’a pas influencé les aspects sur lesquels les musiciens se sont autoévalués après avoir joué. Autrement dit, l’utilisation de la reprise vidéo pour évaluer, par exemple, la première prestation n’a pas influencé les aspects sur lesquels les participants se sont penchés lorsqu’ils ont autoévalué leur deuxième prestation tout de suite après avoir joué. La seule différence intéressante dans cette comparaison ne concernait pas les sujets abordés, mais bien la façon des participants de chaque groupe de formuler leurs commentaires (Boucher et al., 2017). Après avoir joué, les participants du groupe expérimental ont plus souvent comparé leurs prestations entre elles, en mentionnant, par exemple : « C’était vraiment mieux que la deuxième prestation », ou encore « C’était la pire des trois prestations que j’ai faites ». Cette comparaison s’avère intéressante puisqu’elle démontre un des grands avantages potentiels de la reprise vidéo sur la motivation des apprenants, soit la possibilité pour eux de se réécouter après un certain temps et de constater de façon tangible les améliorations réalisées entre deux enregistrements, ou encore l’identification de problèmes récurrents importants à régler.
En comparant les commentaires d’autoévaluation des participants du groupe expérimental tout de suite après avoir joué et leurs commentaires après avoir visionné l’enregistrement de la même prestation, nous avons relevé des différences notables en ce qui a trait aux sujets abordés par les participants dans ces deux situations d’autoévaluation (Boucher et al., 2024). Le nombre de commentaires d’appréciation générale était égal dans les deux situations (par exemple, « Je ne suis pas très contente », « C’était mieux que la dernière fois »). Après leurs prestations, donc avant le visionnement, les participants du groupe expérimental ont davantage parlé de leur processus d’apprentissage et du déroulement de la prestation. Puis, après les visionnements, les participants ont émis davantage de commentaires liés à l’interprétation de l’œuvre et à l’exécution instrumentale. Mentionnons entre autres le sujet de la position des mains que les participants ont abordé une seule fois après avoir joué et 12 fois après avoir visionné la vidéo. Il m’apparait important de souligner le fait que le sujet le plus souvent abordé lors des visionnements était l’interprétation de la pièce, alors que les participants en étaient encore dans les dix premières séances d’une nouvelle pièce, un moment où les préoccupations des musiciens sont souvent encore portées sur l’apprentissage de l’œuvre. Il semblerait donc que la reprise vidéo les a un peu propulsés plus loin dans leur processus d’apprentissage en les amenant à se concentrer sur des préoccupations qui apparaissent généralement plus tard. De façon générale, le fait que les participants aient commenté des aspects différents de leur prestation dans les deux situations d’autoévaluation appuie le fait que la vidéoscopie aiderait les musiciens à porter leur attention sur des éléments de jeu auxquels ils pensent plus rarement ou qu’ils peuvent difficilement percevoir pendant qu’ils jouent.
L’autre partie de mes analyses visait le comportement et les réflexions des musiciens du groupe expérimental durant les séances de travail qui suivaient les visionnements, par comparaison avec ceux du groupe contrôle. Pour y parvenir, j’ai analysé les réflexions et les choix de stratégies des deux groupes pendant leur apprentissage de la pièce. Pour pouvoir analyser les réflexions des participants sans les déranger constamment, j’ai utilisé une technique appelée « raisonnement à voix haute » (think-aloud protocol) qui impliquait pour les participants de verbaliser leurs pensées à haute voix entre chaque essai pendant leur travail instrumental alors qu’ils étaient filmés. J’ai ainsi pu transcrire et analyser les plus de 4 000 commentaires émis. De ces analyses, nous avons pu observer que les participants du groupe expérimental avaient progressivement réduit leurs réactions émotionnelles pendant leur travail — réactions de type content/pas content — et augmenté leurs commentaires liés à leur choix de stratégie et à la résolution de problèmes (Boucher et al., 2021). Cette diminution des réactions émotionnelles au profit d’une pensée plus analytique était encore plus marquée chez les participants les plus performants du groupe expérimental. Par conséquent, les étudiants moins performants ont peut-être besoin de soutien ou d’être guidés pour profiter pleinement de l’utilisation de la reprise vidéo.
Enfin, pour vérifier si la reprise vidéo avait eu un effet significatif sur les stratégies des participants qui l’ont utilisée, j’ai comparé la fréquence d’apparition de différentes stratégies dans les séances de travail filmées du groupe expérimental et celles du groupe contrôle (Boucher et al., 2020). De ces analyses, il apparait que les participants du groupe expérimental ont répété à un tempo plus lent lors des premières séances de travail, mais qu’ils ont ensuite pu augmenter leur tempo de jeu plus rapidement que les participants du groupe contrôle. Enfin, ils ont également joué des segments plus longs de l’œuvre plus tôt dans le processus d’apprentissage, et ils ont réalisé plus d’essais complets de la pièce pendant le travail. En résumé, la reprise vidéo a en quelque sorte eu l’effet d’un accélérateur d’apprentissage pour certains aspects du travail chez les participants qui l’ont utilisée.
Conclusion
En conclusion, l’usage de la reprise vidéo chez les musiciens en formation, si ces derniers acceptent le petit inconfort qui peut survenir lors des premiers visionnements, peut s’avérer un puissant outil d’apprentissage qui peut les aider à considérer leur jeu instrumental d’un angle nouveau et à mieux réfléchir et mieux travailler ensuite pendant leur travail instrumental. Pour terminer, en me basant sur les recherches mentionnées dans l’article, voici quelques suggestions pour inclure la reprise vidéo dans le parcours instrumental des musiciens en formation.
D’abord, il apparait important de normaliser l’inconfort des élèves face au visionnement des vidéos en reconnaissant que le processus est inconfortable au départ, mais qu’ils seront heureux de constater leur progression au fil des visionnements. À ce sujet, il peut être intéressant pour les élèves de se filmer une première fois sans pour autant visionner la vidéo, puis d’enregistrer une nouvelle prestation quelques jours ou semaines plus tard pour constater l’amélioration de leur jeu entre les deux enregistrements. Lors des premiers visionnements, il serait aussi important pour l’enseignant de faire ressortir les points positifs de la prestation pour contrebalancer la réaction possible des élèves de focaliser leur attention sur des aspects négatifs.
Dans le cadre de leçons individuelles, l’enseignant peut demander à son élève de transmettre d’avance des vidéos enregistrées pendant la semaine de travail pour les visionner ensemble durant la leçon. Cela permettrait une discussion des éléments importants tout de suite après les avoir entendus, en mettant la vidéo en pause ou en utilisant les fonctions avance-recule, plutôt que de discuter des mêmes points après que l’élève ait fini de jouer en se fiant sur le souvenir de la prestation forcément affecté par la double-tâche de jouer et de s’autosuperviser. De cette façon, la vidéo peut devenir un élément complémentaire à la dyade enseignant-élève qui constitue un point de rencontre entre les perceptions de l’élève et de l’enseignant.
Finalement, sur le plan motivationnel, il serait important d’encourager les parents à partager les prestations enregistrées de leurs enfants avec leurs proches afin que les enfants reçoivent des encouragements de leur entourage. Les élèves plus âgés pourraient, quant à eux, partager leurs vidéos avec leurs collègues et s’échanger ensuite des commentaires. Ce partage de commentaires entre pairs, dont les bénéfices seront justement le sujet de mon prochain article, s’avère très formateur pour les musiciens en formation, puisqu’en devant formuler des commentaires à leurs collègues, ils développeraient par la même occasion une meilleure capacité à s’autoévaluer ensuite.
RÉFÉRENCES
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