Mathieu Boucher, responsable pédagogique au Conservatoire de musique de Québec, auparavant chercheur postdoctoral à la Schulich School of Music de l'Université McGill ainsi qu'à la Sir Zelman Cowen School of Music and Performance de l'Université Monash à Melbourne en Australie.
Avec son article « La rétroaction dans l’apprentissage instrumental et vocal », Mathieu Boucher a remporté le premier prix du concours 2024 de rédaction d’article de vulgarisation de la recherche en éducation musicale organisé par la Société québécoise de recherche en musique (SQRM).
Introduction
En tant que musiciens, nous avons tous en mémoire des commentaires reçus de la part de nos enseignants, d’évaluateurs d’examen ou de nos pairs qui nous ont émus, bles-sés, interpellés, donnés des ailes, coupés les ailes, et j’en passe. Au-delà des effets très variés de la rétroaction — souvent appelée feedback —, un grand nombre d’études ont démontré son importance capitale pour toute forme d’apprentissage (Hattie et Timperley, 2007; Lechermeier et Fassnacht, 2018; Wisniewski et al., 2020).
Lorsqu’on évoque le sujet de la rétroaction, on pense souvent d’emblée aux commentaires d’un enseignant à son élève. Toutefois, au fil des décennies, la recherche sur la rétroaction s’est préoccupée de plus en plus de la responsabilité des apprenants en lien avec leur réaction à la suite des commentaires reçus de leurs enseignants. En effet, les enseignants se doivent d’offrir de bonnes rétroactions à leurs élèves, mais les apprenants portent aussi la responsabilité de réagir à ces rétroactions de façon proactive. À ce sujet, la recherche a démontré que les apprenants, à tous les niveaux et dans toutes les disciplines (Winstone et al., 2017), musique incluse (Nielsen et al., 2018), éprouvent des difficultés à transformer les rétroactions reçues en applications concrètes.
Cet article vise donc à résumer les connaissances actuelles sur la rétroaction dans l’apprentissage instrumental afin d’offrir aux enseignants des pistes de réflexion pour maximiser la progression de leurs élèves. D’autres articles à venir exploreront des sources complémentaires de rétroaction ainsi que la responsabilité de l’apprenant face à celle-ci. Pour l’instant, commençons par explorer l’apport des enseignants lorsqu’il s’agit de rétroactions efficaces.
Une géante parfois endormie : la rétroaction intrinsèque
Comme mentionné en introduction, la première forme de rétroaction dans l’apprentissage instrumental à laquelle on pense spontanément concerne les commentaires formulés par des enseignants ou des membres d’un jury d’examen. Cette forme de rétroaction, qui comprend aussi les commentaires des pairs ou du public, est parfois appelée rétroaction complémentaire (traduction libre de augmented feedback) (Magill et Anderson, 2012). Bien que les commentaires des enseignants représentent un apport essentiel à tout apprentissage, cette rétroaction complémentaire n’est disponible pour l’élève que pendant sa leçon hebdomadaire. Par conséquent, l’élève doit autoréguler par lui-même les nombreuses heures de travail effectuées entre les leçons. À ce sujet, la capacité de l’élève à s’autoévaluer est associée à la rétroaction intrinsèque (Magill et Anderson, 2012).
Contrairement à la rétroaction complémentaire de l’enseignant, la rétroaction intrinsèque à la tâche (task-intrinsic feedback) est disponible en tout temps pour les musiciens. En effet, c’est la rétroaction qu’un musicien recueille par l’intermédiaire de ses sens pendant qu’il joue ou qu’il chante : le son de son instrument, les sensations de ses mouvements musculaires pendant le jeu et, pour certains instruments, la vue de ses mains et de ses doigts en mouvement. On dit de cette rétroaction qu’elle est intrinsèque à la tâche, car elle survient automatiquement pendant toute tâche motrice; on ne peut pas « ne pas l’avoir ». Par opposition, le terme « complémentaire » s’avère particulièrement pertinent pour décrire les commentaires de personnes externes, puisque cette rétroaction complète justement la rétroaction intrinsèque que le musicien s’est formulée à lui-même pendant et après le jeu. En revanche, un musicien peut malheureusement ignorer sa rétroaction intrinsèque ou ne pas savoir à quoi penser pendant ou après avoir joué. Il serait donc primordial pour les enseignants d’amener leurs élèves à s’autoévaluer et à verbaliser fréquemment leur pensée à voix haute pendant les leçons afin de les entrainer à se formuler ensuite des rétroactions intrinsèques pendant leur travail individuel. Pour y parvenir, les enseignants peuvent orienter la formulation de leurs rétroactions complémentaires vers certaines cibles en particulier.
Les quatre cibles de la rétroaction
Considérons les quatre exemples suivants : 1) « C’était lamentable »; 2) « Tu dois travailler ta technique »; 3) « Pendant que tu joues, si tu te concentres sur la projection de ta sonorité au fond de la pièce, ta sonorité ET ta technique vont s’améliorer »; et 4) « Ta technique manque de solidité, mais on avait discuté d’une solution à cela en travaillant une autre pièce, peux-tu me rappeler cette solution ? » Bien que, dans ces quatre cas, la réaction espérée de l’élève concerne la solidification de son jeu technique, on conviendra que la formulation du commentaire diffère beaucoup d’un exemple à l’autre.
Dans un article publié en 2007, les chercheurs John Hattie et Helen Timperley ont proposé une description de quatre cibles de la rétroaction : l’égo, la tâche, le processus et l’autorégulation. Le premier exemple (« C’était lamentable ») est une rétroaction sur l’égo. Il s’agit clairement d’une attaque contre la personne, qui ne contient pratiquement aucune information pédagogique. Inversement, le commentaire « C’était génial » peut sembler plus positif, mais lui aussi contient peu d’informations pédagogiques pour l’élève. Dans un cas, on attaque l’égo; dans l’autre cas, on le flatte.
Le deuxième exemple (« Tu dois travailler ta technique ») est un exemple de rétroaction sur la tâche, parfois aussi appelée rétroaction sur le produit. Ici, à tout le moins, l’enseignant évoque l’aspect de la prestation sur lequel l’élève doit travailler, mais il manque encore dans le commentaire la façon d’améliorer cet aspect. Et même si le commentaire s’avère positif (« Bravo pour tes nuances ! »), cela n’indique toujours pas comment développer encore plus ce point fort dans le jeu de l’élève. Jusqu’ici, que la rétroaction porte sur l’égo ou sur la tâche, la question de savoir comment améliorer le jeu relève encore entièrement de la responsabilité de l’élève.
C’est justement cette façon d’améliorer un aspect de jeu qu’on remarque dans le troisième exemple (« Pendant que tu joues, si tu te concentres sur la projection… ») qu’on appelle une rétroaction sur le processus. Ce type de commentaire mentionne un élément du jeu de l’élève et ajoute cette fois comment améliorer cet aspect, ou encore, pourquoi l’élève est arrivé à un tel résultat (X est survenu à cause de Y et Z). Ce qui est particulièrement puissant dans ce type de rétroaction, c’est qu’il mise sur l’amélioration du jeu et la progression de l’élève tout en nous éloignant de la dichotomie entre commentaires positifs et négatifs qu’on associe souvent aux rétroactions sur l’égo ou sur la tâche. Ainsi, en offrant des suggestions sur la façon d’améliorer les faiblesses ou (ce que les élèves négligent parfois), sur la façon de développer encore plus leurs forces, cette rétroaction sur le processus compte parmi les plus utiles pour l’apprenant.
La dernière forme de rétroaction est la rétroaction sur l’autorégulation. Dans le quatrième exemple (« Ta technique manque de solidité, mais on avait discuté d’une solution […] »), l’enseignant sait que l’élève a la capacité de trouver la solution et le guide vers cette dernière en l’amenant à réfléchir par lui-même. Ce type de rétroaction développe, comme son nom l’indique, l’autorégulation de l’élève et l’amène à verbaliser sa pensée à haute voix, ce qui représente une source inestimable d’informations pour l’enseignant.
Vous aurez sûrement compris que les quatre types de rétroaction sont présentés dans un ordre croissant de pertinence en regard de l’apprentissage. La rétroaction sur l’égo est à éviter dans bien des cas lorsqu’il est question d’apprentissage, mais elle peut parfois s’avérer utile pour renforcer la relation avec l’élève lorsqu’elle concerne des encouragements ou des félicitations pour les efforts déployés (Duke et Simmons, 2006; Hattie et Timperley, 2007). De plus, il est possible de compléter ces rétroactions sur l’égo avec une rétroaction sur le processus ou sur l’autorégulation. Un enseignant peut, par exemple, mentionner « J’ai vraiment senti que tu t’es concentré sur la musique et ta technique a fait un immense bond en avant » (processus), ou encore en demandant « Qu’as-tu changé pour arriver à un si beau résultat ? » (autorégulation). Enfin, si un enseignant a la certitude que son élève sait comment réaliser quelque chose en particulier à l’instrument, il peut simplement rappeler à l’élève l’élément en question au moyen d’une rétroaction sur la tâche (« Pense aux nuances ! »). En résumé, ces quatre types de rétroaction peuvent se combiner tout en tendant le plus possible vers des rétroactions sur le processus ou l’autorégulation.
Petits changements, grands impacts
Un sujet de recherche fascinant, d’abord étudié en sports et qui commence à faire des vagues dans le domaine musical, concerne l’objet de l’attention d’une personne pendant l’exécution d’une tâche et son effet notable sur l’exécution de ses mouvements. J’inclus ce sujet dans ce présent article puisqu’il apparait que la rétroaction des enseignants peut justement avoir un impact important à ce sujet chez les musiciens.
Depuis plus de 20 ans, la chercheuse Gabriele Wulf étudie les effets surprenants de la différence entre le fait de porter son attention sur le processus d’exécution d’une tâche (focalisation interne) et le fait de porter son attention sur le résultat souhaité (focalisation externe) (Wulf, 2013). Ses recherches ont démontré qu’il serait préférable d’exécuter une tâche avec en tête le résultat souhaité plutôt que le processus d’exécution pour assurer un meilleur contrôle des mouvements. Les exemples en sports abondent pour illustrer ce phénomène : pour une golfeuse, penser au vert (externe) plutôt qu’à ses épaules (interne) pendant le coup de départ; pour un joueur de tennis, penser à l’endroit où il veut que la balle tombe (externe) pendant un service plutôt qu’à ses genoux (interne).
En musique, une étude a démontré que, pour les instrumentistes, le fait de se concentrer sur le résultat sonore de leur jeu plutôt que sur leur technique permettrait un meilleur contrôle moteur d’une prestation (Duke et al., 2011). Le même phénomène a été observé dans des études avec des chanteurs, alors que le fait de porter leur attention sur le résultat de leur exécution plutôt que sur leur technique vocale leur permettait d’avoir une sonorité plus riche (Atkins, 2017; Atkins et Duke, 2013). Enfin, — et ça devient de plus en plus intéressant pour les élèves — dans une autre étude (Mornell et Wulf, 2019), les chercheuses ont demandé à deux groupes de musiciens de jouer en se concentrant sur leur son ou sur leur technique alors qu’ils étaient évalués sur les plans de la technique et de la musicalité. Les résultats ont démontré que les évaluateurs, qui ne savaient pas sur quoi les musiciens portaient leur attention, ont accordé des notes plus élevées sur les plans de la musicalité ET de la technique aux participants qui se sont concentrés sur leur son. Pour se permettre de se concentrer sur le résultat sonore de son jeu, le musicien doit d’abord, grâce à un travail instrumental efficace, se libérer de la nécessité de porter son attention sur les informations liées au processus d’exécution de la pièce pour se concentrer le plus tôt possible sur la musique (son et musicalité).
Dans les études sur la focalisation de l’attention en musique et dans d’autres domaines, un aspect intéressant lié à la rétroaction est que les participants, à qui les chercheurs demandaient de se concentrer « comme d’habitude », portaient très naturellement leur attention sur leur technique (Chua et al., 2021; Mornell et Wulf, 2019). Selon Chua et al. (2021), cette tendance chez les participants à se tourner naturellement vers leur technique serait attribuable au fait que les commentaires des enseignants ou des entraineurs portent souvent sur les aspects liés à une focalisation interne. Pour inverser cette tendance, les enseignants gagneraient à offrir aux élèves des rétroactions qui, à mesure qu’une prestation approche, portent de plus en plus vers le résultat sonore et la musicalité plutôt que sur la technique, avec toujours l’idée en tête qu’une focalisation sur le résultat sonore améliorerait du même coup la technique.
Conclusion
D’autres sources importantes de rétroaction ont été explorées par la recherche, entre autres la rétroaction par vidéo et la rétroaction par les pairs, et ces deux très puissantes sources de rétroaction feront l’objet d’articles à venir. Cette série d’articles se conclura finalement par un article sur le concept de feedback literacy qui décrit comment les apprenants efficaces gèrent la rétroaction dans leurs apprentissages.
BIBLIOGRAPHIE
Atkins, R. L. (2017). Effects of focus of attention on tone production in trained singers. Journal of Research in Music Education, 64(4), 421-434.
Atkins, R. L. et Duke, R. A. (2013). Changes in tone production as a function of focus of attention in untrained singers. International Journal of Research in Choral Singing, 4(2), 28.
Chua, L.-K., Jimenez-Diaz, J., Lewthwaite, R., Kim, T. et Wulf, G. (2021). Superiority of external attentional focus for motor performance and learning: Systematic reviews and meta-analyses. Psychological Bulletin, 147(6), 618.
Duke, R. A., Cash, C. D. et Allen, S. E. (2011). Focus of attention affects performance of motor skills in music. Journal of Research in Music Education, 59(1), 44-55.
Duke, R. A. et Simmons, A. L. (2006). The nature of expertise: Narrative descriptions of 19 common elements observed in the lessons of three renowned artist-teachers. Bulletin of the Council for Research in Music Education, 7-19.
Hattie, J. et Timperley, H. (2007). The power of feedback. Review of educational research, 77(1), 81-112.
Lechermeier, J. et Fassnacht, M. (2018). How do performance feedback characteristics influence recipients’ reactions? A state-of-the-art review on feedback source, timing, and valence effects. Management Review Quarterly, 68(2), 145-193.
Magill, R. A. et Anderson, D. I. (2012). The roles and uses of augmented feedback in motor skill acquisition. Skill acquisition in sport: Research, theory and practice, 3-21.
Mornell, A. et Wulf, G. (2019). Adopting an external focus of attention enhances musical performance. Journal of Research in Music Education, 66(4), 375-391.
Nielsen, S. G., Johansen, G. G. et Jørgensen, H. (2018). Peer learning in instrumental practicing. Frontiers in Psychology, 9, 339.
Winstone, N. E., Nash, R. A., Parker, M. et Rowntree, J. (2017). Supporting learners' agentic engagement with feedback: A systematic review and a taxonomy of recipience processes. Educational psychologist, 52(1), 17-37.
Wisniewski, B., Zierer, K. et Hattie, J. (2020). The power of feedback revisited: A meta-analysis of educational feedback research. Frontiers in Psychology, 10, 3087.
Wulf, G. (2013). Attentional focus and motor learning: a review of 15 years. International Review of sport and Exercise psychology, 6(1), 77-104.
BIOGRAPHIE
Mathieu Boucher est actuellement responsable pédagogique au Conservatoire de musique de Québec. Diplômé du Conservatoire de musique de Québec (maitrise en interprétation — guitare classique) et de l’Université Laval (Doctorat en éducation musicale), il a récemment terminé un stage postdoctoral à l’Université Monash de Melbourne et à l’Université McGill. Il a présenté ses travaux scientifiques dans plusieurs congrès internationaux en Amérique du Nord, en Europe et en Australie, et son balado Le musicien stratégique, lancé en 2021 et disponible sur toutes les grandes plateformes, est écouté à ce jour dans 82 pays à travers le monde.
Crédit photo : Philippe Bernier, photographe.