Simon Martin, compositeur de musique contemporaine, a été sélectionné comme l'un des deux lauréats du concours de vulgarisation de la recherche en éducation musicale organisé par la Société québécoise de recherche en musique. Son article, "L'harmonie musicale fondée sur le nombre", a été choisi parmi les finalistes du concours de 2022.
Pourquoi le piano compte-t-il précisément douze notes? Pourquoi la note do se répète-t-elle à différentes hauteurs? Pourquoi certaines notes sont-elles harmonieuses ensemble, et d’autres pas? Les réponses à ces questions (et à bien d’autres encore) se trouvent dans les nombres qui constituent, au-delà des notes, les véritables fondements de l’harmonie. Voici cinq concepts pour comprendre celle-ci.
1. Le son
Le son est la sensation auditive qui résulte de variations de pression dans l’environnement. Les variations qui s’effectuent à une fréquence se situant environ entre 20 et 20 000 fois par seconde sont captées par l’oreille humaine, converties en potentiel d’action (influx nerveux) et portées à la conscience.
Un différentiel de pression qui se reproduit à une fréquence périodique (régulière) est interprété comme une hauteur plus ou moins grave (fréquence lente) ou aigüe (fréquence rapide). Nous disons que les hauteurs « montent » vers l’aigu et « descendent » vers le grave, en conjonction avec le mouvement requis de la gorge pour les chanter. Sur la portée musicale occidentale, la hauteur se traduit en symbole par une note plus ou moins basse (note grave) ou haute (note aigüe).
2. L’harmonie
En musique, l’harmonie réfère aux rapports de nombres entiers de fréquences, dits « rapports harmoniques ». Prenons l’exemple d’une première fréquence « f » et d’une deuxième fréquence du double de « f », soit « 2f ». Le rapport de la deuxième fréquence à la première est 2f/f, ou 2/1. Comme 2/1 est un rapport de nombres entiers de fréquences, nous sommes en présence d’un rapport harmonique. Toute hauteur est dite « harmonique » lorsqu’elle se compare ainsi à une autre hauteur par un rapport de nombres entiers.
Une hauteur harmonique (qualificatif) est nommée un « harmonique » (substantif). Un rapport de nombres entiers de fréquences représente aussi la mesure de l’écart entre deux hauteurs, communément nommé « intervalle ». L’intervalle est mélodique si les hauteurs sont émises successivement, ou harmonique si elles sont émises simultanément. Un groupe de trois hauteurs ou plus jouées simultanément se nomme un « accord ».
3. La tonalité
La « tonalité » est le sentiment de cohérence émergeant d’un groupe de hauteurs en rapports harmoniques. Les hauteurs d’une tonalité sont définies et hiérarchisées de la façon suivante : la fréquence fondamentale (qualitatif) est nommée le « fondamental » (substantif) d’une tonalité. Les multiples entiers du fondamental constituent ses harmoniques, qui sont aussi les éléments de sa tonalité. La force du sentiment de cohérence entre un harmonique et son fondamental est tributaire de la simplicité de leur rapport de fréquence : plus simple est le rapport, plus fort est le sentiment de cohérence. Cela est vrai pour tout couple de hauteurs.
4. La consonance
La proportion de fréquences 1:1 constitue un unisson, l’intervalle musical nommé « prime ». Puisque les deux fréquences sont les mêmes, nous percevons une seule hauteur. Si nous doublons l’une des deux fréquences, nous obtenons la proportion 1:2, qui correspond à l’intervalle d’« octave ». Puisque les deux fréquences ne sont pas les mêmes, nous distinguons deux hauteurs; cependant, la coordination des fréquences est si grande que nous percevons ces deux hauteurs comme étant la même note transposée dans le registre. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un chœur d’hommes et de femmes chantent une mélodie en octaves.
Les intervalles qui résultent de proportions simples (2:3, 3:4, 4:5, etc.) sont ainsi clairement définis; mais comment percevons-nous les proportions plus complexes? Par exemple, le rapport de fréquences 100:101 se perçoit comme un unisson faux, c’est-à-dire un intervalle simple légèrement inexact, plutôt qu’un intervalle complexe exact. Cela nous indique que le sentiment de cohérence ou d’attraction tonale existe non seulement entre des hauteurs entendues, mais aussi entre des hauteurs sous-entendues. En effet, plus un rapport de fréquences est complexe, plus nous avons tendance à l’interpréter comme un rapport similaire plus simple. Conséquemment, plus simple est le rapport de fréquences (entendu ou sous- entendu), plus étendu et plus fort est son champ d’attraction tonale, si bien que tout intervalle peut être considéré comme une dissonance relative s’il se trouve dans le champ d’attraction tonale d’un intervalle d’une plus grande consonance relative.
5. Le réseau tonal
Imaginons un fondamental de fréquence 1 avec ses cinq premiers harmoniques (1, 2, 3, 4 et 5), qui sont aussi les éléments les plus simples et les plus consonants de sa tonalité. Comme nous le savons, les multiples de 2 produisent des octaves; conséquemment, les harmoniques 1, 2 et 4 représentent une même note. Considérons donc uniquement les harmoniques premiers de ce groupe : 2, 3, 5. Rassemblés, ils constituent l’« accord majeur », soit le type d’accord le plus commun en Occident.
Pour générer une infinité d’accords majeurs dans une infinité de tonalités différentes, nous pourrions multiplier une fréquence par 2, 3 et 5 à l’infini. Or, par un hasard mathématique, multiplier une fréquence par 3 à douze répétitions (312) produit douze notes dont la dernière se trouve très près de l’une des octaves du multiple de 2, tel que l’illustre le calcul mathématique suivant :
312 = 531 441 ≈ 219 = 524 288
De plus, la quatrième note ainsi générée (34) se trouve très près de l’une des octaves du multiple de 5, tel que l’illustre le calcul mathématique suivant :
34 = 81 ≈ 5*24 = 80
Logiquement, en prenant l’octave pour étalon de mesure, nous obtenons des notes qui correspondent exactement aux rapports harmoniques multiples de 2; puis, en divisant cet octave en douze parties égales, nous obtenons douze notes qui se trouvent très près des rapports harmoniques multiples de 3 et 5, avec toutefois cet avantage considérable : plutôt que de devoir composer avec des proportions de fréquences en nombre potentiellement infini, nous n’avons plus qu’à combiner les douze notes d’un réseau tonal fini.
Conclusion
Désormais, si quelqu’un vous reproche de chanter faux, vous saurez vous défendre en lui expliquant, chiffres à l’appui, que vous produisez plutôt des rapports de fréquences complexes qui se trouvent dans le champ d’attraction tonale d’un intervalle d’une plus grande consonance relative.
Bibliographie
Doty, D. (2002). The just intonation primer, (3e éd.). The Just Intonation Network. http://www.dbdoty.com/Words/Primer1.html (consulté le 24 mars 2021).
Hasegawa, R. (2006). Tone representation and just intervals. Contemporary Music Review, 25(3), 263-281. doi.org/10.1080/07494460600726529
Moore, B. (2013). An introduction to the psychology of hearing (6e éd.). Brill.
Nicholson, T. et Sabat, M. (2018). Fundamental principles of just intonation and microtonal composition. Université des Arts de Berlin. https://marsbat.space/pdfs/JI.pdf (consulté le 12 novembre 2020).
Partch, H. (1974). Genesis of a Music (2e éd.). Da Capo.
Biographie
Né à Rouyn-Noranda en 1981, Simon Martin est un compositeur de musique de concert contemporaine résidant à Montréal. Il est directeur-fondateur de Projections libérantes, la seule compagnie québécoise en musique contemporaine exclusivement dédiée à la création, sans musiciens attitrés ni programmation saisonnière.
Empreinte d’intériorité, la musique de Simon Martin nous rend témoins d’un mystère qui nous interroge. Le récit de ses œuvres-concert se trouve ciselé à même la matière : une quête de perfection de l’harmonie devient source à la fois de beauté et de drame.
À travers ses nombreux projets de recherche, de création et de médiation, Simon Martin tend à rendre son œuvre accessible à tous. Son Traité d’harmonie naturelle représente l’un des rares ouvrages publié sur ce sujet en français dans le monde.